Providentiellement, un archéologue français vient de mettre à jour de précieux vestiges, dans la Vallée des Rois, et André Malraux, Ministre de la Culture, paraît tout désigné pour dégeler les rapports entre les deux pays.
À son retour, en Conseil des Ministres, Malraux brosse un compte-rendu de son voyage. Il décrit, avec lyrisme et fougue, le prestige dont jouit, là-bas, la France et la qualité de l’accueil qui lui fut réservé. Le Colonel Nasser ne lui a-t-il pas confié que si le Président de la République française envisageait un voyage prochain dans le Proche-Orient, il serait, lui Nasser, très heureux de l’accueillir ?…
« Bon, bon, grogne le Général, on verra ça. »
Malraux, un peu décontenancé, continue sur sa lancée… À l’inverse, dit-il, si le Général de Gaulle l’invitait officiellement, lui Nasser, serait enchanté de venir à Paris… (Le Général fronce les sourcils…)
Malraux, qui perd un peu pied, module son propos :
« Bien sûr, nous n’ignorons pas qu’il y aurait, chez certains, des réticences, de la mauvaise humeur… Le Colonel Nasser en est, le tout premier, conscient… Lui-même hésite… »
De Gaulle l’interrompt :
— Eh bien, quoi, Malraux ! Dites-nous tout ! Il a toujours peur de Guy Mollet ?… »
* * *
Un journaliste de France-Soir interroge Jacques Vendroux, député-maire de Calais et beau-frère du Général de Gaulle, et, à la fin de cette interview qui paraîtra le lendemain, 6 mars 1967, il lui pose une question pour le moins saugrenue :
« Vous êtes un inconditionnel du Général, tout le monde le sait. Mais si de Gaulle était communiste, le seriez-vous aussi ? »
Jacques Vendroux ne se démonte pas :
« C’est un peu comme si vous me demandiez : Et si votre femme était une autruche, l’auriez-vous épousée ? »
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Lors de ce Conseil des Ministres de routine, Raymond Triboulet, ministre et député du Calvados, plaide pour le maintien du privilège des bouilleurs de cru.
De Gaulle l’interrompt :
« Monsieur le Ministre des Anciens Combattants et du Calvados réunis, nous examinerons cette importante affaire plus tard. »
* * *
Le Président de la République vient de prononcer, à Lyon, un important discours où il fut beaucoup question de régionalisation, et, au dîner qui suit, chez le Préfet, Edmond Michelet, Louis Joxe, Christian Fouchet et Roland Nungesser entourent le Général.
On devise à bâtons rompus…
Michelet parle de Lamartine dont le fameux lac n’est pas très loin. Fouchet s’étonne que Lamartine n’ait pas fait une carrière politique plus importante. « Il le pouvait et les circonstances l’y aidaient. »
De Gaulle en doute :
« Ce n’est pas sûr… Lamartine, c’était une sorte de M.R.P. avant l’heure… »
On parle d’autre chose, et les sujets ne manquent pas… En ce mois de mars 1968, à Paris, on observe les prémices d’une agitation qui ne fera que grandir. À la cinémathèque de l’O.R.T.F., la grève est totale et Christian Fouchet, Ministre de l’Intérieur, qui la fait garder par les C.R.S., s’inquiète d’une tension qu’il sent grandir :
« On traite les C.R.S. de S.S.… On leur crache dessus… Ils ne vont pas le supporter éternellement et je crains leurs réactions. (Il se tourne vers le Général.) Qu’est-ce qu’il faut faire ? »
De Gaulle demeure silencieux un long moment, réfléchit, les sourcils froncés, et laisse tomber :
« Vos C.R.S., ils ne peuvent pas cracher, eux ? »
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En désaccord avec certains aspects de sa politique, Bernard Cornut-Gentille vient lui remettre, loyalement, sa démission de ministre des P.T.T.
De Gaulle l’accueille avec agacement et désinvolture : « Il ne doit pas être au-dessus des forces humaines de trouver un autre ministre des Postes et télécommunications… ».
* * *
Ce Conseil des Ministres, à l’Élysée, est exceptionnellement paisible et même morose. Sans doute parce que son ordre du jour ne comporte ni drame, ni calamité, ni menace…
Les ministres rendent compte de leur tâche dans un silence assoupissant…
C’est à Couve de Murville, à présent, qui livre un commentaire serein sur les affaires du monde. Il s’exprime avec son élégance coutumière mais, sans doute gagné par l’ambiance, sa voix est particulièrement douce, feutrée, quasi inaudible.
De Gaulle l’interrompt :
« Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, sans être tonitruant , pourriez-vous avoir la bonté d’élever un tout petit peu la voix ? »
* * *
En matière de vins et d’alcools, de Gaulle était un fort modeste dégustateur.
S’il lui arrivait, à l’occasion d’un événement notable ou d’un coup de fatigue, de se laisser tenter par un apéritif alcoolisé, sa plaisanterie favorite consistait à le réclamer « à l’hypocrite » :
« Un jus de fruits, comme d’habitude… Ou plutôt non, un champagne… Réflexion faite, un scotch, — si ma femme ne regarde pas… »
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André Malraux a gardé un souvenir très vif de ce « bain de foule », en province…
Bien qu’opéré depuis peu de la cataracte, de Gaulle, par coquetterie et élégance, avait retiré ses lunettes pour serrer (dans le brouillard) les mains qui se tendaient. Et ce qui devait arriver…
« Bonjour, monsieur le curé !
— Mon Général, je suis un des gorilles !
— Alors bonjour, monsieur le gorille ! »
* * *
Une chasse, à Rambouillet, pour d’illustres hôtes de passage.
Suit l’habituel déjeuner, et l’un des invités a le privilège d’être placé en face du Général :
« Ah, mon Général, la chasse ! Que d’émotions !… C’est vraiment comme la guerre !
— Oui… — À une différence près, cependant : à la guerre, le lapin tire. »
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À l’Élysée, une nouvelle fois, la présentation des vœux du Président aux corps constitués — et réciproquement — réunit, ce janvier 1969, une élite.
Dans le nombre, l’un de nos plus éminents savants, membre de l’Institut et de nombreuses sociétés étrangères, et que de Gaulle complimente pour l’intérêt et la haute portée de ses travaux.
Des sommets de la technique, la conversation redescend bientôt vers les tracas du quotidien. Le savant en question habite près du Panthéon et il se plaint de la longueur et des difficultés du trajet jusqu’à Saclay, où il travaille, par des rues et des routes perpétuellement encombrées. Certes, la République, bonne fille, a mis à sa disposition voiture et chauffeur, mais il n’importe : que de temps perdu et de fatigue inutile !…
De Gaulle l’interrompt, un sourire ambigu aux lèvres :
« Convenez tout de même, mon cher maître, qu’une fois passé le Petit-Clamart, ça va tout seul [1] C’est à la hauteur du Petit-Clamart que de Gaulle manqua de très peu d’être victime d’un attentat, le 22 août 1962.
… »
* * *
Pour distraire sa mélancolie, de Gaulle décide de suivre le conseil d’André Malraux et de visiter l’Espagne, du 3 au 27 juin 1970, Irun, Santillana del Mar, Cambados, Saint-Jacques-de-Compostelle, Avila, Madrid, Tolède, Grenade, Séville, Ségovie, Burgos…
Le 8 juin, il s’entretient avec le Général Franco, et il rentre.
Ce voyage en Espagne franquiste du Général de Gaulle surprend quelques « Compagnons » sourcilleux, et l’un d’eux le lui dit.
« Rassurez-vous, lui répond de Gaulle. Ils m’ont tous pris pour don Quichotte. »
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