« Fan de pute ! » hoqueta Desjani, qui avait réussi à focaliser son attention une fraction de seconde avant lui.
Il lui fallut encore un instant pour comprendre ce qu’il avait sous les yeux. « Qu’est-ce que c’est que ça, par l’enfer ? »
Un objet massif gravitait à une minute-lumière de la flotte, sur la trajectoire qu’elle aurait normalement dû emprunter en émergeant du point de saut. Ses senseurs avaient déjà recouvert chaque mètre carré de sa surface de symboles menaçants, dont le nombre continuait de se multiplier à mesure qu’ils détectaient d’autres dangers. Geary cligna des yeux d’incrédulité en déchiffrant l’évaluation de la puissance du bouclier de ce Léviathan.
Une des vigies répondit à sa question d’une voix non moins empreinte de perplexité. « La masse et la taille correspondent à celles d’une petite planète, amiral, et son orbite est fixe autour du point de saut. Soit ils ont transformé un planétoïde en forteresse pour le ramener ici, soit ils ont construit cet énorme truc. » Desjani secoua la tête. « Si nous n’avions pas exécuté la manœuvre d’évitement, la flotte se serait beaucoup trop approchée de cet engin pour l’esquiver. Heureusement…»
Elle fut interrompue par le glapissement des alarmes des systèmes de combat.
Geary fixait encore la planète forteresse quand une section de sa surface donna l’impression de jaillir dans l’espace. Puis il se rendit compte qu’il s’agissait en fait d’un essaim très dense de petits vaisseaux, si nombreux que, l’espace d’un instant, leur nuage occulta la forteresse. « Combien y en a-t-il donc ? »
N’obtenant aucune réponse, Desjani pivota dans son fauteuil pour fusiller du regard sa vigie des systèmes de combat. Le lieutenant Castries secoua la tête en signe d’impuissance. « Le système procède encore à une estimation. Plus de deux cents. Plus de quatre cents. Plus de huit cents. » Elle inspira subitement une goulée d’air. « Évaluation stabilisée à neuf cents appareils, à plus ou moins dix pour cent prés. »
Desjani inspira lentement à son tour avant de se tourner vers Geary. « Neuf cents, répéta-t-elle sur un ton prosaïque.
— Plus ou moins dix pour cent, rectifia-t-il, non sans se demander comment il pouvait tourner cela à la plaisanterie. Une petite idée de ce qu’ils sont exactement ?
— S’il s’agit de missiles, ils sont vraiment très gros. » Desjani toucha son écran. « Excellente capacité d’accélération. Je me demande si ce ne sont pas des drones.
— Ils sont deux fois plus gros et massifs que nos appareils d’assaut standard, rapporta l’officier des systèmes de combat. Assez spacieux pour abriter un équipage.
— Ou alors vraiment de très grosses ogives. » Desjani montra de nouveau son écran. « Il pourrait ne s’agir que d’ogives équipées d’un système de propulsion. S’ils conservent cette accélération…
— Nous ne pourrons pas les distancer », convint Geary en lançant une nouvelle simulation des systèmes de manœuvre. Mais la même réponse s’afficha. « Pas maintenant qu’ils sont si proches et déboulent à cette allure. »
La flotte avait entièrement dégagé le secteur du point de saut entre-temps, et sa nouvelle trajectoire s’infléchissait vers le haut et latéralement. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. Déportez-vous de quatre-vingts degrés sur bâbord et accélérez au maximum à T quarante et un. » Cela permettrait au moins à la flotte d’aligner ses sous-formations en une seule colonne s’écartant de la flottille ennemie, tout en lui laissant le temps de réfléchir à une solution interdisant à ce souk de se solder par des pertes massives de vaisseaux. Son regard se posa sur une image détaillée d’un des appareils extraterrestres, que les senseurs avaient compilée et que son écran avait aimablement affichée sur un côté. À la différence des vaisseaux en forme de carapace de tortue qu’il avait croisés jusque-là, celui-là était un cylindre à la proue arrondie, dont une espèce d’unité de propulsion constituait la poupe tandis que de courtes épines qui devaient abriter des senseurs hérissaient ses flancs. Et cette forteresse orbitale… « Ils sont très laids, déclara-t-il à Desjani. Et rien de tout cela n’évoque Énigma.
— Non, c’est vrai. Au moins n’y a-t-il pas ici de portail de l’hypernet.
— Petit avantage. » On pourrait emprunter le point de saut sans se soucier de cette menace. Mais si ces extraterrestres n’étaient pas des Énigmas… « Se pourrait-il que nous soyons tombés sur un système stellaire colonisé par des hommes ? Des gens qui seraient entrés dans l’espace Énigma et auraient poursuivi leur route jusqu’à découvrir un système inoccupé à l’autre bout ? »
Desjani se tourna vers son ingénieur en chef. « Qu’en pensez-vous, sergent-chef ? »
Gioninni secoua la tête. « Non, commandant. Rien de ce que nous avons vu ne ressemble aux conceptions humaines. Et l’infrastructure industrielle nécessaire à la construction et à l’entretien de cette forteresse devrait être énorme. On ne pourrait pas bâtir ça du jour au lendemain, ni même en plusieurs décennies. Il aurait fallu qu’ils restent isolés durant plusieurs siècles, voire davantage. Comment seraient-ils arrivés ici il y a si longtemps ? Peut-être que ce ne sont pas des Énigmas, mais rien de ce que j’ai vu ne fait songer à notre espèce.
— Avons-nous reçu quelque chose de ces gens ou de ces extraterrestres ? s’enquit Geary. Ils auraient déjà eu largement le temps de nous mettre au défi de rejoindre leur forteresse.
— Non, amiral, répondit l’officier des transmissions. Rien dont nous puissions affirmer que ça nous était adressé. Ni qui nous éclaire sur ce qu’ils sont. Nous captons un tas de communications, mais elles sont massivement codées.
— Toutes ? demanda Desjani.
— Oui, commandant. Pas d’échanges civils, autant que nous puissions le dire. Tout est encrypté militairement. C’est du moins l’opinion que nous nous en ferions s’ils étaient humains.
— Des hommes se pliant à une discipline aussi rigoureuse ? Personne qui prendrait des libertés avec les restrictions ou les ignorerait ?
— Ça paraît invraisemblable, pas vrai ? convint Geary. Nous n’avons pas le temps de consulter les experts et, tant que ceux qui contrôlent ces petits appareils s’obstineront à les envoyer à la charge, nous n’aurons d’autre choix que de nous défendre. » Il se retourna et aperçut Rione assise dans le fauteuil de l’observateur. Elle gardait le silence, mais ses yeux étaient rivés sur son propre écran. « Tâchez d’établir le contact avec eux. Dites-leur que nous sommes parfaitement disposés à repartir, que nous ne comptions pas nous attarder de toute façon et que nos intentions sont pacifiques. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour envoyer ces messages, ajouta-t-il en se demandant si elle comprenait l’urgence de la situation.
— Ils n’ont fait aucune tentative pour nouer le dialogue, répondit-elle, l’air résignée. Pas même pour exiger notre départ ou notre reddition. Je ne crois pas qu’ils veuillent nous parler, amiral Geary. Ils donnent l’impression d’être assez agressifs pour deux et de se moquer de nos véritables intentions.
— Faites de votre mieux, madame l’émissaire. » Il consulta son écran. « Si nous ne parvenons pas à briser cet assaut, nous allons nous retrouver avec un sacré combat sur les bras.
— Environnement riche en cibles », annonça Desjani d’une voix enjouée qui porta dans toute la passerelle. Ses officiers, dont le regard tendu oscillait entre leurs supérieurs et les innombrables assaillants, se détendirent légèrement devant l’assurance que manifestait leur commandant.
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