L’image de Jane Geary ne mit qu’une ou deux minutes à apparaître. « Oui, amiral ? » s’enquit-elle sans trahir aucun embarras.
Il ne la pria pas de s’asseoir. Cela aussi serait un signe, comme le choix de ce compartiment. « Capitaine, après avoir parcouru les enregistrements des communications, je me suis inquiété de vos récents agissements. » Il avait choisi ce biais pour éviter d’impliquer Desjani, interdire à Jane de s’imaginer qu’il se basait sur ses rapports. « Pour être plus précis, je ne comprends pas ce qui vous a poussée à vous conduire ainsi. »
Tant la voix que l’expression de Jane Geary étaient réservées. « J’ai cru agir au mieux, amiral.
— Tous les vaisseaux avaient reçu de ma part l’ordre de rester en position. Non seulement l’ Invincible a quitté son orbite assignée, mais vous avez encore incité les autres bâtiments à faire de même.
— Compte tenu des circonstances, j’ai trouvé avisé de faire pression sur ceux qui avaient déclenché cette crise.
— Même si mes ordres allaient à l’encontre de cette décision ? » Lui-même percevait l’incrédulité qui perçait dans sa voix ; il était conscient que sa colère transparaissait et ne cherchait même pas à la cacher.
« On peut truquer les communications, amiral.
— Vous étiez en ligne avec le capitaine Desjani, qui transmettait les ordres que je lui avais donnés en personne.
— Ses communications auraient aussi pu être déformées en chemin, expliqua Jane Geary. Vous étiez tous les deux aux mains de forces extérieures à la flotte. »
Il lui était arrivé quelque chose. Mais quoi ? Geary se rassit, la laissant plantée devant lui. « Capitaine Geary, lâcha-t-il, se servant de son grade officiel pour mieux accentuer ses paroles, je m’entretenais avec des membres du gouvernement de l’Alliance. Il n’y avait pas de “forces extérieures”. J’aimerais me montrer très clair sur les raisons de mon mécontentement. Je ne suis pas seulement contrarié parce qu’on a désobéi à mes ordres, mais en raison de votre conduite personnelle. Depuis la première fois où je vous ai vue en action, quand vous avez défendu Varandal, votre pénétration et votre réserve m’ont toujours impressionné. Vous n’agissiez ni témérairement ni impulsivement. »
Ces derniers mots suscitèrent une réaction : un éclair scintilla dans les yeux de Jane Geary et ses lèvres se crispèrent légèrement. « J’ai pris les décisions qui me semblaient requises par la situation, déclara-t-elle. Exactement comme vous l’avez toujours fait vous-même, amiral. On m’a choisie pour commander un cuirassé, pas un croiseur de combat, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il me manque le courage des Geary. »
Il ne put s’interdire un léger froncement de sourcils intrigué. « Nul ne l’a jamais mis en doute. »
Elle soutint son regard. « Et pourtant si, amiral. »
Le passé s’abattit de nouveau entre eux comme un couperet, pareil à un mur invisible qui séparerait à jamais John Geary de ses parents survivants. Dites-lui que je ne vous hais plus. Les derniers mots que lui avait adressés Michael Geary. Aux yeux de ses descendants, Black Jack Geary avait toujours été celui qu’on ne pouvait égaler et auquel on ne pouvait se soustraire. Tous étaient voués à servir dans la flotte en grandissant, à l’imitation de ce soi-disant héros emblématique, de cet ancêtre qu’on croyait mort. « Jane, je vous ai déjà dit que je voyais en vous l’un des meilleurs commandants de la flotte, ceux des croiseurs de combat inclus. Vous êtes l’une des meilleures.
— Merci, amiral. »
Elle ne le croyait pas. Que s’était-il passé en elle durant son absence ? « Je veux voir l’officier qui a défendu Varandal. Oubliez Black Jack. Restez Jane Geary.
— À vos ordres, amiral. »
Fichu compassement militaire. Quand le reste échouait, il permettait de dissimuler tout ce qu’on pensait et ressentait réellement. Geary se rejeta en arrière et pianota sur la table. « Asseyez-vous, Jane, je vous prie. Je dois l’avouer, je croyais, maintenant que la guerre est finie, que vous auriez quitté la flotte pour vivre votre vie. »
Jane obtempéra mais avec raideur. « Toutes les missions n’ont pas été remplies, répondit-elle sereinement.
— Si Michael est encore vivant, je le trouverai.
— Vous avez quantité d’autres tâches sur les bras, amiral. Je peux me charger de celle-là.
— Est-ce pour cette raison que vous restez dans la flotte ? Pour retrouver Michael ? »
Elle hésita. « Il y en a d’autres. Un certain nombre.
— Vous avez fait votre lot, insista Geary. Pour ma part, je suis coincé ici. Vous pouvez faire autre chose.
— Je suis une Geary. » Elle l’avait affirmé d’une voix sourde mais parfaitement ferme. « Plus que jamais. »
Il la fixa, incapable, l’espace d’un instant, de trouver ses mots. « Soyons clair sur ce point : je pense que vous avez le droit de vivre votre vie. Ne restez pas dans la flotte pour moi. J’ai déjà fait assez de mal à notre famille. Mais, si vous restez, je dois être sûr que je peux compter sur vous.
— Vous pouvez compter sur moi. »
Ça ne menait nulle part. « En tant que votre supérieur hiérarchique, j’espère que vous me tiendrez informé de tous les motifs qui pourraient affecter votre capacité à servir aussi bien que par le passé. En tant que votre oncle, j’espère que vous n’hésiterez pas à m’en faire part de vive voix. »
Jane laissa passer un bon moment avant de secouer la tête. « Je suis plus âgée que vous, mon oncle. Vous avez vécu un siècle sans vieillir.
— Je rattrape ce retard depuis qu’on m’a sorti d’hibernation. Compte tenu de ce qui s’est passé depuis, il me semble avoir vieilli tous les mois de plusieurs années. » Ce trait d’humour un peu forcé la laissa impavide, de sorte qu’il lui fit signe : « Je n’ai rien à ajouter.
— Merci. » Elle se leva, salua en dépit du caractère officieux du tête-à-tête, puis son image s’évanouit, laissant Geary fixer d’un œil noir la place qu’elle occupait une seconde plus tôt.
Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? « Je suis une Geary. » C’est précisément à cela qu’elle a cherché à se soustraire toute sa vie durant. Pourquoi s’en targuer aujourd’hui ? Et comment est-ce que…
Malédiction ! Embrasserait-elle la légende ? S’imagine-t-elle à présent qu’elle doit se montrer à la hauteur ? Je ne le supporterais pas.
Elle ne peut tout de même pas se persuader qu’elle doit égaler Black Jack ?
Pourtant qu’avait-elle ordonné à l’ Invincible quand ce foutoir à propos de cour martiale s’était déclenché ? N’était-ce pas précisément ce que le mythe aurait attribué à Black Jack ?
Faites que je me trompe. La dernière chose dont la flotte ait besoin, c’est de ce Black Jack mythique.
Enfin en mesure de se réfugier quelques instants dans sa cabine, Geary se rendit compte qu’il était trop énervé pour se poser. Il décida donc d’aller faire un tour dans le vaisseau. En arpentant les coursives familières, il sentit ses esprits légèrement s’apaiser. L’ Indomptable n’était pas moins sévère d’aspect que les nouvelles sections de la station d’Ambaru, mais le croiseur de combat avait sur elle un avantage : il s’y sentait chez lui.
Il ne fut guère surpris de croiser Tanya en train de longer consciencieusement les mêmes coursives pour inspecter son bâtiment. Sans doute l’ Indomptable s’activait-il déjà comme une ruche avant son arrivée, chacun s’échinant à le débarrasser du plus infime grain de poussière, à ranger chaque chose en bon ordre ou à s’assurer que tout fonctionnait à la perfection. « Bonjour, capitaine Desjani.
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