Je n’y aurais pas pu grand-chose naguère. Mais ils ont besoin de moi pour commander la flotte. Et, selon le manuel, j’ai, en dernière analyse, la responsabilité de la décision. Il me suffit de la justifier.
Il rédigea soigneusement son texto : « En réponse à votre message (réf. a), en vertu du règlement de la flotte 0215 § 6 a, je suis dans l’obligation de tenir compte de tous les facteurs potentiels lorsque j’exécute un ordre. La date actuellement prévue pour le départ de la flotte est le reflet de mon estimation de tous ces facteurs potentiels, dont, sans que ce soit exhaustif, le délai nécessaire à remplir toutes les conditions essentielles en matière de logistique, de disponibilité, de réparations, d’effectifs et de préparatifs indispensables. Ci-joint (doc. b) la justification de l’estimation et de la description de tous les facteurs potentiels. »
Il ne cédait aucunement quant à la date prévue pour le départ de la flotte, bien que ce fût adroitement sous-entendu dans un message trompeusement bref et passablement flou, mais rédigé avec la plus exquise courtoisie et ne contenant aucune information réelle. Le document joint s’en chargerait. Ils veulent connaître tous les facteurs envisageables ? Qu’ils se l’appuient donc tout entier pour voir s’ils n’y trouveraient pas un moyen légitime de récuser le bien-fondé de ma décision.
Geary ordonna à la base de données de la flotte de copier tous les dossiers officiels qu’elle contenait, sur tous les sujets possibles (encore qu’il prît garde d’éliminer tout ce qui avait trait à la simulation de la flotte Potemkine), et de les transvaser dans un dossier unique joint à son message. La puissance informatique de la flotte, pourtant massive dans la mesure où tous ces vaisseaux étaient reliés entre eux en un réseau unique, rama plusieurs minutes avant d’entreprendre la tâche. Il n’aurait jamais imaginé que les systèmes de la flotte puissent exiger autant de temps pour exécuter une tâche, et il se demandait encore s’il n’aurait pas crashé le réseau quand le résultat s’afficha enfin sur son écran.
Il se pétrifia alors, éberlué par la seule étendue du dossier joint à son message. La masse d’informations était si énorme qu’elle aurait donné une indigestion à un trou noir.
Il se demanda ce qui se passerait quand cette formidable masse de renseignements affluerait dans les banques de données du QG, déjà réputées pour leurs dimensions obsolètes. Ne risquait-elle pas de provoquer leur effondrement en une sorte de vortex virtuel de données corrompues auquel rien ne pourrait échapper ? Si cela signifiait que le QG aurait désormais du mal à envoyer d’autres messages, cela vaudrait la peine d’essayer.
Il observa encore l’image de Celu, tout en songeant à l’ordre qu’elle lui avait donné de répondre promptement, et accorda à sa réponse le plus haut niveau de priorité hors de tout caractère d’urgence. Tu voulais une réponse rapide ? Tu vas l’avoir.
Un simple vaisseau estafette pourrait-il contenir autant de données ? Il ne serait pas inintéressant de le découvrir, ni de voir pendant quel délai il bloquerait tout le QG en déchargeant la pièce jointe. Geary tapa en souriant sur la touche d’envoi puis se remit au travail.
Par la suite, il se contenta la plupart du temps de parcourir rapidement les messages du QG pour voir s’ils exigeaient une vague réponse, pouvaient être tout bonnement ignorés ou méritaient peut-être qu’on prît des dispositions. Mais, au bout de deux semaines, un très curieux message entra, qui le contraignit à s’interrompre pour le lire : Hautement prioritaire. Prière d’identifier pour cause de transfert tout personnel de la flotte, gradé ou simple matelot, disposant de quelque expertise officielle ou informelle en matière de systèmes de l’hypernet. Une fois identifié, ce personnel devra rester à Varandal jusqu’à sa réaffectation. Transfert ? Arracher ainsi des spatiaux à des vaisseaux s’apprêtant à s’engager dans une mission périlleuse… Une petite minute ! Une foutue petite minute, bon sang de bois !
Geary ignorait combien parmi le personnel de la flotte pouvaient se targuer d’une telle « expertise officielle ou informelle » dans le domaine de l’hypernet, mais il savait au moins que le capitaine de frégate Neeson, commandant du croiseur de combat Implacable , en faisait partie. On le chargeait d’identifier un commandant vétéran en vue d’un transfert deux semaines avant le départ puis de l’abandonner sur place ? Combien d’autres personnels essentiels de la flotte cette dernière exigence du QG allait-elle comprendre ?
Une rapide recherche dans les bases de données fit apparaître une longue liste de noms (une centaine au bas mot d’hommes et de femmes, officiers et spatiaux de première classe) auxquels était affecté un numéro de code subsidiaire indiquant qu’ils avaient quelque talent dans le domaine de l’hypernet. En dehors de Neeson, quatre autres étaient commandants de vaisseau, dont le capitaine Hiyakawa du croiseur de combat Inébranlable. Mais, autant qu’il pût le dire en consultant le barème des compétences, l’expertise en matière d’hypernet restait un domaine mal défini. En le comparant à celui des compétences essentielles d’un sous-off, lequel était en revanche bien défini, Geary secoua la tête d’incrédulité. Je ne peux pas laisser partir ces gens. Pas en si grand nombre. Aucun, même, si je peux mettre mon grain de sel. Pourquoi diable le QG en a-t-il besoin ?
Il appela le capitaine Neeson, avec qui il avait déjà travaillé sur des problèmes posés par l’hypernet. « Capitaine, quel impact pourriez-vous avoir sur un projet de recherche, de développement ou de construction de l’Alliance relatif à l’hypernet ? »
Sur son vaisseau distant de trois secondes-lumière, Neeson parut estomaqué. « Vous parlez de moi personnellement, amiral ? Pas très grand. Aucun, franchement. J’ai bien quelques rudiments sur l’hypernet, théoriques et pratiques, mais c’est très peu de chose comparé aux vrais experts. Je connais une bonne demi-douzaine d’officiers du QG qui m’en remontreraient sur ces questions. Nous n’en avons jamais discuté, mais j’ai pu lire leurs noms sur des travaux de recherche.
— Et s’agissant d’autres personnels de la flotte ? J’ai cru comprendre que le capitaine Hiyakawa avait la compétence nécessaire.
— Je ne connais pas très bien le capitaine Hiyakawa, amiral, répondit Neeson au bout des six secondes de délai consécutives au va-et-vient de la transmission. Mais nous avons un peu parlé. Il est à peu près du même niveau que moi. Le seul officier de la flotte qui aurait pu apporter une réelle contribution à un tel projet, c’était le capitaine Cresida. Non pas à cause de sa formation théorique, mais parce qu’elle était brillante et intuitive. Je ne suis qu’un bûcheur mais, autant que je sache, j’en vaux bien un autre, du moins dans notre flotte.
— Verriez-vous un quelconque projet concernant l’hypernet où votre expérience pourrait apporter un plus significatif ? demanda Geary.
— En dehors de la flotte ? Non, amiral. Je pourrais sans doute servir le café pendant les réunions, mais je ne pourrais guère me montrer plus utile.
— Merci, capitaine. J’apprécie votre objectivité. » La connexion coupée, Geary continua de fixer le point du néant où s’était ouverte la fenêtre de communication. Aucun avantage significatif, donc. Du moins en termes de compétences dans le domaine de l’hypernet. Mais, en revanche, un gros handicap pour moi si je ne disposais plus des aptitudes de ce personnel en d’autres domaines. Et le message du QG ne faisait allusion à aucun remplacement.
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