— Sans moi, le problème n’aurait même pas été soulevé.
— Oh, veuillez me pardonner, amiral. Sans vous, la flotte aurait été anéantie voilà plusieurs mois dans le système central syndic, et les Syndics seraient en train de ravager Varandal et tous les systèmes de l’Alliance qui leur tomberaient sous la main.
— Pourquoi est-ce insuffisant ? demanda Geary. Pourquoi le sort de l’Alliance dépend-il encore de moi ?
— Je t’ai dit que les vivantes étoiles n’en avaient pas encore fini avec toi, répondit Desjani. Quant à savoir pourquoi, nous poserons la question à tes ancêtres, mais je sais au moins une chose. En l’occurrence, on a confié ces responsabilités à quelqu’un qui pouvait les endosser.
— Tanya. » Il se voila les yeux de la main. « Comment suis-je censé soutenir à la fois le gouvernement et la flotte quand chacune des parties s’imagine que l’autre est décidée à la détruire ? »
La main de Desjani se posa sur la sienne. « Tâche de les empêcher toutes les deux de faire une sottise, l’entendit-il déclarer d’une voix lugubre.
— C’est tout ? » Il sentit naître en lui un rire incrédule et il le libéra, en emplissant tout le compartiment l’espace d’un instant. « Comment peut-on empêcher les gens de faire une sottise ? Les hommes sont doués pour ça. C’est même un de nos plus grands talents et nous l’exerçons fréquemment. »
Elle ne répondit pas aussitôt. « Quand on cesse de pratiquer un talent, on finit par se rouiller, affirma-t-elle finalement. Nous le cultivons donc en faisant de fréquentes sottises. Imagine un instant que les hommes soient nuls en matière de stupidité. Nous mettrions des siècles à nous faire tout le mal que nous pouvons désormais nous infliger en quelques mois. »
Geary rouvrit les yeux, fixa son visage grave puis remarqua qu’un coin de sa bouche frémissait comme si elle s’efforçait de réprimer un sourire. « Depuis quand es-tu investie de ce sens tordu de l’humour, Tanya ?
— Ce n’est qu’une partie de mes efforts pour rester saine d’esprit. Et, puisqu’on parle de fous, pouvons-nous aborder le sujet des événements qui se sont déroulés pendant la quasi-révolution de tout à l’heure ? Un petit rappel ne te ferait pas de mal avant que tu t’adresses à tout le monde. »
Geary garda un instant sa main dans la sienne puis la relâcha. « Je vais peut-être devoir bien mener ma barque, mais c’est grâce à toi que je garde le cap. Tu as raison. Je n’ai pu entendre aucun des messages qui ont dû filtrer par les portes de derrière. J’ai vu une mise à jour, donc je connais certains des vaisseaux impliqués. Dont l’ Illustre, bien entendu. »
Elle montra ses dents. « Badaya n’a pas cessé de semer la zizanie. C’était le plus intraitable de tous ; il persistait à dire que le gouvernement cherchait à se débarrasser de toi et de tous tes partisans dans la flotte, en me traitant quasiment de veuve. Si nous nous étions trouvés dans le même compartiment, je lui aurais volontiers vidé un barillet dessus.
— Ça l’aurait certainement fait taire, convint Geary.
— Ouais. Eh bien, ça aurait eu au moins cet avantage. »
Préférant laisser de côté pour l’instant le problème de Badaya, Geary parcourut mentalement la longue liste des vaisseaux présents à Varandal. « L’ Intrépide ?
— Oui. » Desjani parut fugacement mal à l’aise puis haussa les épaules. « Tu avais besoin d’aide, a-t-elle insisté.
— Même après que tu as transmis mon ordre ?
— En effet. Jane Geary était assez agressive et tenait à affronter le gouvernement, et elle a entraîné plus d’un vaisseau dans son sillage, comme tu as pu t’en rendre compte. »
C’était absurde. « Elle ne faisait pas partie des officiers accusés ou relevés de leurs fonctions par ce message. L ’Intrépide n’appartenait même pas à la flotte avant la bataille de Varandal. Et Jane s’est retrouvée à la tête d’un cuirassé plutôt que d’un croiseur de combat parce qu’on ne la jugeait pas assez énergique. Qu’est-ce qui a bien pu lui faire lâcher les manettes ?
— Je n’en sais franchement rien. Mais des gens ont remarqué qu’elle incitait tout le monde à faire ce à quoi je m’opposais. Sur les canaux privés, on a beaucoup chuchoté qu’elle ne me soutenait pas. Note que je ne l’ai pas pris personnellement, se donna-t-elle la peine d’ajouter. Mais, professionnellement, j’étais sérieusement déstabilisée. Je te suggère de t’entretenir avec elle.
— Je n’y manquerai pas. » Geary parcourut de nouveau ses souvenirs. « Un vaisseau ou un officier t’aurait-il soutenue ?
— Hmmm. » Elle réfléchit puis lui jeta un regard énigmatique. « Le Dragon.
— Le Dragon ? » Le capitaine de frégate Bradamont, un des officiers de Tulev. « En quoi est-ce surprenant ? Tous les croiseurs de combat de Tulev, dont le Dragon , sont restés en position.
— C’est vrai, convint Desjani. Mais, sur les canaux privés, Bradamont est sortie la première des rangs pour m’appuyer.
— En quoi est-ce un problème ? » Geary s’interrompit pour réfléchir. « C’est inhabituel, non ? » Ses souvenirs de Bradamont lui dépeignaient un officier qui se battait bien et avec agressivité mais qui, durant les conférences, se tenait toujours coi, dans l’ombre de Tulev. Il ne se rappelait pas avoir jamais vu cette femme prendre la parole ou attirer l’attention sur elle lors d’une réunion.
« C’est encore vrai. Bradamont fait profil bas depuis qu’elle a pris le commandement du Dragon , et pour une bonne raison.
— Une petite minute. » Quelque chose titillait sa mémoire. À propos des états de service de Bradamont. Quelque chose de très inhabituel. « C’était une prisonnière de guerre des Syndics.
— Très juste, amiral. Qui a été libérée lors de son transfèrement dans un autre camp. » Desjani lui lança un nouveau regard difficile à interpréter. « Son transport a été intercepté par une force d’intervention de l’Alliance. Ça n’arrivait pas très souvent. Pas plus, d’ailleurs, que les transfèrements de prisonniers d’un camp de travail syndic à un autre. »
Geary se rejeta en arrière pour dévisager Desjani. « Il y avait un bandeau d’avertissement dans ses états de service, mais rien de haute priorité, de sorte que je n’ai pas pris la peine de vérifier.
— Je n’en suis pas surprise. De la présence de ce bandeau. Bizarre comme j’ai du mal à le sortir.
— Quoi donc ?
— Bradamont est tombée amoureuse d’un officier syndic alors qu’elle était prisonnière. »
Il s’attendait à tout sauf à cela : qu’elle avait été une détenue difficile, encline à organiser la résistance parmi les autres prisonniers ; ou bien qu’elle avait détenu des renseignements confidentiels que les Syndics auraient cherché à lui extorquer ; voire qu’elle avait dans l’Alliance des relations familiales qu’ils auraient tenté d’exploiter. « Elle est tombée amoureuse. D’un Syndic ? Dans un camp de travail ?
— C’était une sorte d’officier de liaison avec le camp. » Desjani surprit l’expression de Geary. « Tu peux comprendre maintenant pourquoi elle s’est tenue tranquille. Affligée d’une telle tache dans son passé, il aurait été absurde d’attirer l’attention sur elle. »
La haine des Syndics était devenue de plus en plus virulente à mesure que la guerre s’éternisait, et ses répercussions corrosives sur l’honneur et le professionnalisme avaient choqué Geary quand il s’en était aperçu. Mais, même sans cela, une relation de cet ordre entre des officiers appartenant à des bords opposés restait difficilement compréhensible. « Comment s’est-elle retrouvée à la tête d’un croiseur de combat ? »
Читать дальше