— Pourquoi… ? » Desjani dévisagea Vente et y regarda à deux fois. « Pas que je sache. »
Avisé par le logiciel de conférence que Geary le fixait, Vente se tourna vers le bout de la tablée. Contrairement à celui de Shen, son masque maussade ne s’effaça pas ; il hésita un instant puis hocha sèchement la tête avant de se remettre à scruter la table devant lui comme si quelque chose de très contrariant y reposait.
Prenant en pitié l’équipage de l’ Invulnérable mais ne sachant pas trop s’il pouvait faire quelque chose à propos de Vente dans le temps qui lui était imparti, Geary puisa un certain réconfort dans l’arrivée de Tulev. Peu après, les autres commandants de sa division, dont le capitaine de frégate Bradamont, apparaissaient à leur tour. Celle-ci s’assit tranquillement, sans regarder personne, exactement comme Geary l’avait vue faire à l’occasion des quelques autres conférences où il avait remarqué sa présence. S’il n’avait pas eu tant d’autres préoccupations, sans doute se serait-il demandé pourquoi quelqu’un d’aussi énergique au combat pouvait se montrer si réservé durant les conférences. Mais il fallait dire aussi que, compte tenu des problèmes qu’il avait connus pendant cette période avec des officiers comme le capitaine Numos, qui se montraient plus entreprenants lors des réunions que pendant la bataille, il s’en serait sans doute félicité s’il l’avait réellement remarqué.
Cette pensée l’avait assez distrait pour qu’il procède à une brève recherche sur le statut actuel de Numos. Toujours en attente de la cour martiale. Les roues de la justice ne tournent parfois que très lentement. Cela dit, elles n’en trouvaient pas moins le temps de pondre de stupides accusations contre une centaine d’officiers de la flotte au lieu de s’occuper de Numos.
Les images des commandants continuaient d’affluer et la salle de sembler s’agrandir pour les contenir toutes. Capitaines de vaisseau, de frégate et de corvette responsables de croiseurs de combat, cuirassés, croiseurs lourds et légers, auxiliaires de la flotte et destroyers. Le capitaine Duellos s’adossait nonchalamment à son siège, comme si la flotte n’avait pas été sur le point de se mutiner un peu plus tôt. Le capitaine Tulev restait flegmatique, sans guère laisser transparaître ses émotions, mais il souhaita la bienvenue à Geary d’un hochement de tête. Le capitaine Badaya regardait autour de lui d’un œil suspicieux, s’attendant toujours, visiblement, à voir des agents du gouvernement surgir des cloisons pour arrêter des officiers. Le capitaine Jane Geary, très calme, ne montrait par aucun signe qu’elle avait activement prôné la subversion peu de temps auparavant. Le capitaine Armus ne trahissait aucun embarras lui non plus, bien qu’il n’eût aucune raison de le faire, et semblait, comme d’habitude, aussi massif que le croiseur de combat qu’il commandait. Jusque-là, Geary n’avait pas vraiment apprécié dans sa pleine mesure à quel point cette lourdeur empesée pouvait apporter de la sérénité et une rassurante solidité quand tant d’autres de ses collègues se démenaient en tous sens, affolés.
Le dernier officier apparut et Geary se leva. Les images qui lui faisaient face réagirent de façon disparate ; presque en temps réel pour celles qui venaient de vaisseaux situés dans un rayon de quelques secondes-lumière, tandis que d’autres, franchissant une distance de plusieurs minutes-lumière, ne répondraient sans doute à ce signal que lorsqu’il aurait fini de parler. « Permettez-moi avant tout de vous exposer la situation. J’ai été désigné pour commander la toute nouvelle Première Flotte. Tous les vaisseaux ici présents y seront affectés, de sorte que, depuis environ une demi-heure, je suis de nouveau, officiellement, votre commandant en chef. »
Badaya se départit de son regard soupçonneux, qui fit place à une assurance pleine de morgue. D’autres réagirent avec un soulagement manifeste ou par des sourires enjoués, mais les temps de retard dans ces réactions permirent à Geary de constater que certains le prenaient avec stoïcisme, voire inquiétude.
« Comme vous l’aurez sans nul doute deviné, la Première Flotte a été créée pour remplir un objectif précis. Nous devons circonscrire certaines menaces envers l’Alliance avant qu’elles ne l’atteignent. Cette responsabilité nous a été dévolue pour cette première mission. C’est une tâche exigeante, mais je reste persuadé que cette flotte saura en venir à bout. » Geary tapota quelques touches pour afficher sur un écran l’image d’un secteur de l’espace très éloigné mais désormais familier. « Vous reconnaissez tous ce territoire. C’est la zone de la frontière syndic qui fait face aux extraterrestres que nous avons combattus. L’Alliance aimerait en savoir davantage sur eux. Bien plus long. Et, en particulier, l’importance de la menace qu’ils pourraient représenter pour elle. Nous allons donc y retourner et, cette fois, nous pénétrerons dans leur espace et nous obtiendrons des réponses. »
Les sourires s’effaçaient, remplacés par la surprise et quelque inquiétude. « Jusqu’à quel point pourraient-ils nous menacer ? demanda le capitaine Armus, dont le large visage affichait à présent son sempiternel entêtement mêlé d’un léger défi. Nous les avons battus.
— Nous les avons surpris, rectifia Desjani. Mais ils ont fait preuve d’impressionnantes capacités en matière de manœuvres. Nous voulons nous assurer que nous continuerons à les surprendre et qu’eux-mêmes ne nous réservent aucune mauvaise surprise. »
Geary opina. « N’oubliez pas les portails de l’hypernet. Les extraterrestres ont réussi à nous abuser si adroitement dans cette affaire qu’ils ont failli provoquer l’élimination du genre humain. »
Le capitaine de frégate Neeson s’était illuminé en entendant les dernières paroles de Desjani. « Si nous pouvions découvrir le fonctionnement de leur technologie en matière de manœuvres, ça nous donnerait un énorme avantage sur les Syndics si jamais ces derniers remettaient le couvert. »
Le capitaine Shen balaya la tablée du regard. « Je sais que la flotte a détruit de nombreux vaisseaux extraterrestres lors de l’engagement de Midway. À quelle vitesse pourraient-ils se remettre d’un tel coup ?
— Nous n’en avons aucune idée, répondit Geary. Nous ne savons rien de leur puissance, du nombre des systèmes qu’ils occupent, de la population qu’ils peuvent mobiliser. Nous ne disposons d’aucune information vitale permettant d’évaluer la menace qu’ils représentent.
— Mais nous allons les combattre ?
— Notre objectif est d’établir le contact et de nous renseigner sur eux. Nous ne nous battrons que si c’est nécessaire. » Il vit leurs réactions à cette dernière déclaration se produire avec différents temps de retard, en même temps parfois, étrangement, que celles qu’avaient suscitées ses premiers propos. « Il reste vrai que les extraterrestres n’ont paru porter aucun intérêt à des négociations la dernière fois que nous les avons rencontrés, mais nous les avons refoulés dans leur propre territoire en combattant. Ils réagiront peut-être autrement cette fois, ne serait-ce que par respect de notre capacité à leur infliger des dommages. »
Le capitaine Parr, commandant du croiseur de combat l’ Admirable, qui avait eu jusque-là la bonne grâce d’afficher une mine un tantinet penaude suite à son implication dans les manœuvres dirigées contre la station d’Ambaru, se fendit d’un sourire. « Ils nous savent désormais moins faciles à duper et à vaincre que les Syndics. »
Une observation du capitaine Casia du Conquérant, relative à une déclaration antérieure, finit par leur parvenir. « Vous avez certainement entendu dire que la plupart des chantiers spatiaux ont été mis en sommeil. Mais quelques nouvelles coques seront pourtant achevées. Elles ne formeront qu’une bien plus petite flotte consacrée à la défense de l’espace de l’Alliance.
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