Desjani, qui arrivait juste derrière lui, reçut le même accueil, suivi de cette nouvelle annonce : « Indomptable à bord ! » Selon une ancienne tradition relative aux commandants de vaisseau, Desjani était désignée par le nom de son bâtiment en de telles circonstances.
Geary s’arrêta pour l’attendre, en parcourant du regard l’effectif complet des officiers du vaisseau alignés devant lui, tandis que, derrière, d’autres rangées de spatiaux et de fusiliers figuraient le reste de l’équipage. Ils avaient belle allure. Mieux que ça. Il se surprit à sourire à ce spectacle et, conscient que tout le monde observait ses réactions, continua d’afficher sa satisfaction.
Desjani fit halte à côté de lui, le visage impassible, puis adressa un signe de tête à son second. « L’équipage m’a l’air assez en forme.
— Merci, commandant.
— L’amiral et moi allons tenir une conférence stratégique d’urgence. Je procéderai à l’inspection du vaisseau dès qu’elle sera terminée.
— Oui, commandant. » Le second prit un objet rectangulaire large d’un demi-mètre et haut d’un quart des mains d’un autre officier et le lui présenta. « De la part des officiers et hommes d’équipage de l’ Indomptable, avec nos compliments et nos félicitations pour l’amiral Geary et vous-même, commandant. »
Desjani fronça légèrement les sourcils en l’acceptant puis un coin de sa bouche se retroussa et elle tourna le cadeau pour le montrer à Geary. C’était une plaque de vrai bois incrustée d’une carte stellaire en métal scintillant représentant le périple de la flotte, sous le commandement de Geary, à travers l’espace des Mondes syndiqués et d’un système à l’autre, jusqu’à son arrivée à Varandal dans celui de l’Alliance. Une légende désignait chaque système par son nom. Sous la marqueterie, les noms de Geary et Desjani s’entrelaçaient, gravés dans le bois, reliés entre eux par des lignes formant un superbe nœud. Geary voyait des spatiaux s’exercer à faire de tels nœuds depuis qu’il était aspirant, et on lui avait appris qu’ils étaient extrêmement anciens et toujours aussi efficaces, s’agissant d’arrimer un objet, que lorsque l’on y recourait à bord des premiers navires commerciaux navigant sur les mers de la Terre. « Très joli, déclara-t-il. Merci.
— Oui, renchérit Desjani. Merci à tous, ajouta-t-elle d’une voix assez sonore pour porter sans efforts dans tout le hangar. Veuillez la faire livrer dans ma cabine, demanda-t-elle à son second en baissant le ton, avant de lui rendre soigneusement la plaque. L’amiral et moi allons tenir cette conférence sur-le-champ.
— Oui, commandant. Bienvenue à bord. »
Elle finit par sourire. « Il fait bon être de retour. Vous le savez certainement déjà, mais j’ai le plaisir de vous déclarer officiellement que l’ Indomptable reste le vaisseau amiral de la flotte. Veuillez en informer l’équipage. »
Geary sortit avec elle du hangar pendant que les officiers et les matelots rompaient les rangs derrière eux et que s’élevait un brouhaha de conversations relatives à la dernière annonce de Desjani. Il expira longuement et lentement, content d’arpenter de nouveau des coursives familières. On ne pouvait guère s’égarer là où une unité de com vous guidait vers n’importe quelle destination, mais il n’en restait pas moins agréable de se diriger vers son but sans avoir besoin de se renseigner. « Vous comptez poser cette plaque dans votre cabine privée ? demanda-t-il.
— Oui, amiral. Elle ira sur une des cloisons de ma cabine. Elle y sera moins galvaudée.
— En ce cas, je ne la verrai jamais. Je croyais que nous étions convenus que je ne devais pas vous rendre visite par respect des convenances. »
Elle réfléchit, le front plissé. « Peut-être vous permettrai-je de me l’emprunter de temps en temps.
— Grand merci. »
La salle de conférence lui était certes familière, elle aussi, mais pas nécessairement rassurante. Trop de drames s’y étaient déroulés pour qu’on pût s’y sentir détendu. Geary prit place en soupirant et vérifia le logiciel de conférence tout en réfléchissant à ce qu’il allait dire. La flotte était pour l’heure déployée sur des orbites autour de Varandal, et ses vaisseaux les plus éloignés de l’ Indomptable se trouvaient à presque dix minutes-lumière. « Ça va restreindre les questions et réponses en temps réel, avança-t-il.
— C’est bien ce que vous souhaitez, non ? » fit remarquer Desjani en vérifiant sur son écran.
Comme d’habitude, elle l’avait percé à jour. « J’ai le droit de rêver, non ? »
Les images virtuelles de commandants de vaisseau commencèrent de surgir de part et d’autre de la table, coupant court à toute conversation. Le meuble, tout comme d’ailleurs le compartiment lui-même, parut s’allonger pour permettre à leur nombre sans cesse croissant de s’y installer. On apercevait à présent des visages connus. La plupart d’entre eux, en tout cas, car, compte tenu des centaines d’officiers auxquels il avait affaire, Geary n’en connaissait bien que quelques-uns, tandis que certains lui restaient quasiment étrangers. Il se focalisa un instant sur le dernier commandant de l’ Orion, l’image du capitaine de frégate Shen venant d’apparaître. Mince et de petite taille, il affichait une expression agacée qui semblait constante plutôt que liée à un événement précis. Geary résolut de consulter à brève échéance ses états de service.
Mais Desjani, elle, releva brusquement les yeux en constatant que Shen venait d’arriver, avant de lui sourire et de lui adresser un geste amical. Les yeux de l’homme se posèrent sur elle puis la moitié inférieure de son visage parut se fendiller comme un roc ébranlé par un séisme et il lui rendit brièvement son sourire avant de la saluer d’un hochement de tête et de recouvrer son expression irascible.
« Vous le connaissez ? demanda Geary à Desjani.
— Nous avons servi sur le même croiseur lourd, répondit-elle. C’est un excellent officier. L’apparence est parfois trompeuse, ajouta-t-elle comme si elle lisait dans son esprit.
— Toujours est-il que, s’agissant de cet homme, je vais devoir vous prendre au mot.
— L’ Orion a suivi les ordres, fit-elle remarquer.
— Bien vu. » Si Shen parvenait à remettre l’ Orion dans le droit chemin, il méritait bien de faire la tête qu’il voulait.
Un instant plus tard, l’apparition d’un autre commandant faisait ciller Geary. Celui-là semblait le jumeau de Shen, jusqu’à sa mine farouche apparemment figée. Sentant que Geary s’intéressait à lui, le logiciel de conférence en rapprocha l’image tandis qu’une légende l’identifiant s’affichait juste à côté de lui : Capitaine Shand Vente. Invulnérable.
« Qu’est-il advenu du capitaine Stiles ? » s’enquit Geary avec étonnement.
Desjani releva de nouveau la tête puis fixa Vente avec un visible dégoût. « Un homme plus ancien dans son grade et jouissant de plus hautes relations a dû tirer des ficelles et obtenir le commandement. N’oubliez pas que le commandement d’un croiseur de combat reste un marchepied indispensable dans la carrière d’un homme qui guigne les galons d’amiral, et, s’il était déjà difficile de les gagner en temps de guerre, la tâche risque de devenir parfaitement impossible maintenant que les amiraux ne vont plus mourir par poignées au combat. » Son regard se reporta sur Geary. « Sauf dans votre cas, bien entendu, puisqu’on n’arrête pas de vous bombarder amiral à tire-larigot.
— Quel veinard je fais », marmotta Geary. Il arrivait encore, de temps à autre, qu’un événement précis lui rappelât combien cette guerre longue d’un siècle contre les Syndics avait faussé la flotte. Point tant d’ailleurs que les méandres de la politique eussent été étrangers aux galonnés cent ans plus tôt, mais ses ressorts y étaient soigneusement dissimulés, et ce maquignonnage ne s’étalait jamais de façon aussi complaisante : relever un officier de son commandement au bout de quelques mois pour en promouvoir un autre, cela ne se faisait pas à l’époque. « Shen et Vente sont-ils apparentés ?
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