J’y renonçai. S’envoler
Dans le vent, planer dans les embruns.
Partir ! Ne jamais revenir !
Chaque pas plus haut un pas plus loin.
Une pente de pierre bombée, fracassée,
Montait dans la brume. Muraille éboulée.
La passe en haut, invisible. La piste
Montait toujours sans retour en arrière,
De droite à gauche d’une seule traite,
La Muir Trail, œuvre d’art collective,
Avait coûté une vie. Une plaque apposée
Portait un nom gravé : le mien.
J’étais donc dans la passe.
Les flocons volant d’un côté
Redescendaient de l’autre. J’essayai
De manger me mis à trembler. Continuer.
Je redescendais allégé
Les S blancs de la paroi nord
Lorsque enfin je vis les lacs Palisade
Loin loin en bas. Le soleil reparut.
Dentelle blanche sur l’or du granit,
Un nouveau monde, une nouvelle vie,
Un nouveau monde à rebâtir !
Deux randonneurs dressaient leur tente.
Vous venez de là où il y a eu cet orage ?
Oui, dis-je. J’ai laissé ma vie de l’autre côté
Et maintenant je ne crains plus rien.
LA NUIT DANS LES MONTAGNES
Que ne puis-je dire comme si j’étais
Un promeneur à qui on demande d’où il vient
Entre les collines : « Il y avait des montagnes
Jadis que j’aimais à en avoir le souffle coupé. »
Thomas Hornsby Ferril
1. Campement
Torrent roulant sur les pierres :
Musique forte. Bougie dans la nuit.
À mi-chemin de cette vie :
Ça ne paraît pas si long.
Crêtes, falaises, pics et cols :
Jamais ne cesserai de vous désirer.
Étangs, prairies, torrents et mousses :
Mes genoux vous dénombrent.
Étoiles devant le rabat de ma tente :
Tous mes soucis s’envolent.
2. Territoire
Flamme de bougie, minutes.
Aiguilles de pins, mois.
Branches, années.
Sable, siècles.
Roches et pierres, millénaires.
Lit des rivières, ères entières.
Moi et mes vieux os rompus.
3. Écrit à la lueur des étoiles
Mots invisibles dans le noir.
Chute d’eau, corde de son,
Précipitation, emportée par le vent.
Arbres noirs sur les étoiles.
Page blanche, vaguement.
J’écris et je vois
Une page blanche, vaguement.
L’histoire de ma vie !
Genièvre, tente, roche, noir.
Vent mourant. Mon cœur
En paix. Vendredi soir.
La Grande Ourse assise sur la montagne.
Amis endormis sous la tente.
Le dos appuyé à la roche blanche.
Pivot de la voûte étoilée tout là-haut :
Prendre le mouvement mon essor.
Qui connaît le nombre des étoiles,
Tous ces points peuplant le noir
Gomment l’obscurité
Et coule la Voie lactée.
Tant d’étoiles ! Le ciel devrait être blanc,
Il faut qu’il soit encré de poussière noire,
Du carbone, comme nous ! Jeté dans l’espace,
Tout pareil.
Au clair des étoiles tout est illuminé.
Les arbres vivants, les pierres endormies.
Cascades, si bruyantes !
Tout le reste…
Comme mon cœur, paisible.
CHOUETTES INVISIBLES
Je me rappelle cette nuit-là sur la crête
J’avais vu une niche, il y a bien des années
Sable plat et broussailles dans le granit fracturé
Juste sur la crête où je pensais la trouver
Et toi, partante pour tout
Nous avions marché jusqu’en fin de journée
De l’eau nous en avions emporté
Pour gravir l’ombre de Crystal Range
Dans le granit brisé des touffes d’herbes
Toujours plus haut vers la lumière
Nous avons trouvé la niche, planté la tente
Entre deux genévriers noueux
Le soleil a sombré dans la vallée embrumée
La lumière coulait hors du ciel
Adossés à la roche nous préparions à dîner
Dans la fin du bleu électrique
Plus riche couleur du monde
Un éclair dans le ciel nous a fait sursauter
Puis un autre et un autre encore
Des formes sombres fondaient sur nos têtes
À peine visibles dans la nuit
Plongeons trop silencieux pour des faucons
Trop gros pour des chauves-souris
Nous étions assaillis par des chouettes
Qui chassaient, petite meute muette
Étrange disjonction des sens
Ailes veloutées pour caresser le silence
Que seul troublait le brûleur de notre réchaud
Nous discernions pourtant la noire palpitation
Qui approchait virait se détournait
Il en vint une, je sentis ses serres
Pris le réchaud le levai bien haut
Flamme bleutée d’un bleuet en fleur
Dansant dans le bleu nuit de l’immensité
Seulement peuplée d’ailes noires frémissantes
J’entends encore nos rires un peu tremblants
À l’idée d’être pris pour de possibles proies
Dans cette explosion d’étoiles
Joyaux enchâssés dans la Voie lactée
Toujours je te reverrai, petite flamme bleue
Nous étions sous notre tente bleue
Quand la lune se leva et que l’air devint bleu
Tout était bleu même en nous
Et le sera toujours
De la couleur du ciel au crépuscule
Tout le temps et l’espace parcourus
Toutes ces années écoulées maintenant
Dormir sous les arabesques des chouettes
Le granit encore dur sous nos corps
Dans le bleu sans bruit prendre notre essor
TENSING
Tensing ne parlait pas bien l’anglais
Faim manger fatigué reposer
Phrases issues d’un pouvoir du sol
De maison de thé en maison de thé nous mena
Dans une contrée durement éprouvée
Fleuves infinis dans les montagnes
Il s’occupa de nos repas
Il veilla à nous faire dormir
Il nous montra le chemin
Dans la gorge du Dudh Khosi
Feuilles vertes gavées d’humidité
Pleurs perpétuels des nuages de mousson
Un soir le couvercle se lève et là
En haut des pics plus haut que les nuées
Un autre monde au-dessus du monde
Tout là-haut nous sommes allés
Namche Bazaar perché dans l’espace
Thyangboche Pengboche Pheriche
En haut des glaciers en haut de leurs parois
Sur la glace et le roc vers Gorak Shep
Dead Crow la dernière maison de thé
L’aube conquiert Kala Pattar
Juchés sur le pic le cou tordu
Voir l’Everest
Énorme masse étincelant au soleil
Sargarmatha Chomolungma
Déesse Mère du Monde
Tensing tend le doigt. Le South Col
Dernier campement de légende
Matériel abandonné terrible histoire des corps
Quatre fois Tensing est venu là
Montant et descendant sous le fardeau
Cascade de glace abyssale Khumbu la blanche
À tout moment le monde pourrait s’effondrer
Et tout serait fini un endroit donc
Comme tous les autres endroits du monde
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