Freya détourne la tête. Cette idée lui déplaît, Jean-Claude le voit bien, et pour la première fois il a l’air ennuyé. Ils ne comprennent pas quelle mouche pique Roger, et maintenant ils en ont assez. Jean-Claude englobe l’austère paysage dans un ample geste du bras.
— Vous pouvez dire ce que vous voulez, dit-il. Que tout ça va s’écrouler, que tout ce qui est vivant va mourir, que la planète restera gelée pendant des milliers d’années – que les étoiles vont tomber du ciel ! Vous aurez beau dire, il y aura toujours de la vie sur Mars.
Si Wang Wei vivait sur Mars et autres poèmes
Si Wang Wei vivait sur Mars, nous passerions plus de temps dehors.
EN VISITE
Personne, sur Mars, n’a de maison
Perpétuelle errance de motel en motel
Les amis que j’avais ont tous déménagé
De la plupart je ne croiserai plus la route
Curieuse pensée : toute vie ne dure
Que quelques années
S’installer dans ses habitudes
La même chose tous les jours
Repas chambres rues amis
On pourrait penser que ça durera
Toujours
APRES UN DÉMÉNAGEMENT
Une nuit à moitié réveillé par un rêve
Je cherche la salle de bains.
Éviter l’étagère à livres au pied du lit
La porte, trouver le mur… Pas de mur.
Le vide : moment intemporel, sombre néant
L’espace entre les étoiles…
Ah. Une autre chambre
Pas de mur ici, pas d’étagère à livres
Transfert direct vers une autre salle de bains.
Dans un autre appartement.
Je réalise où je suis
Et tout un univers s’éclipse.
COULEUR CANYON
En bateau dans Lazuli Canyon.
Pellicule de glace sur l’ombre
Le torrent craque sous la proue.
Le courant s’élargit, entre dans la lumière :
Courbe profonde dans l’ancien chenal.
Panaches de buée à chaque souffle.
Éternelle montée du canyon rouge,
Canyon dans les canyons – mise en abîme.
Grès rouille étoilé de noir :
Bloc de pierre sculpté par le vent.
Là, sur une plage rouge, humide –
Mousse verte, roseaux verts. Du vert.
Nature, culture : non. Rien que Mars.
À l’ouest, le violet intense du ciel,
Deux étoiles du soir, une blanche une bleue :
Vénus, et la Terre.
VASTITAS BOREALIS
Roche et sables rouges partout sous l’eau
que nous avons nous-mêmes aspirée du sol
inondant le peu que nous connaissions alors
de cet endroit qui était dans l’air
pareil aux gaz brûlés d’un feu de forge
Le monde vacille tout entier devant nous
comme un brasier dardant ses flèches de feu
dans un air qui n’était pas là lorsque
pour la première fois nous marchâmes sur ce sol
où tout est écrit dans l’eau
CHANSON DANS LA NUIT
Le bébé pleure
Je me lève et vais voir
Il dort encore
Je retourne me coucher
Tant de longues heures
Passées ainsi
Les yeux grands ouverts dans la nuit
La famille endormie
Contre ma jambe, celle de ma femme
Le vent du sud entre par la fenêtre
Un train gronde dans le lointain
Concert électrique vibrant des criquets
Pensées pulsantes de-ci de-là
L’esprit vagabonde çà et là
Combien de fois
DÉSOLATION
Au-dessus de la faille flottent des nuages
Soleil sur la crête au bord du ciel.
Granit blanc, granit orange,
Plaques de neige. Un lac.
Nichés dans la roche,
Arbres et ombres.
Reflets en miettes
Un poisson crève l’eau
Cercles glacés à la surface
Ô cœur, que ne t’épanouis-tu ainsi ?
AUTRE CHANSON DANS LA NUIT
Tourner virer dans les draps froissés
Chaud et froid à la fois. Petits maux
Brûlures de la chair.
Vitesses mentales mal engagées :
Les années accrochent, toussent et hoquettent.
Regrets, nostalgie, chagrin pour rien,
Chagrin pour de bon, soucis pour ci pour ça,
Angoisse sans raison, confusion,
Le passé : souvenirs, souvenirs ?
Fragments de verre peint. La mémoire
S’exprime dans une langue
Que l’on ne comprend plus.
L’avenir, trop bien compris.
Mal au genou, prémonition
Soupirs d’épouse,
Des garçons dans leur chambre…
Redoubler d’efforts, dormir, dormir !
SIX PENSÉES SUR L’ART
Pour Pierre-Paul Durastanti et Yves Frémion
1. Ce que j’ai dans la poche
Je me souviens d’une année à Boston
Je marchais seul au coucher du soleil
La rive enneigée au bord du Charles
Lances noires des arbres dardées vers le ciel
La surface du fleuve, nacre miroitante
Main glacée dans la poche de la veste
Au fond, je retrouve un livre
Titre oublié – n’importe – un livre
Soudain tout devient joie
2. Dans le finale de la Neuvième de Beethoven
Ce passage où chaque section du chœur
attaque un thème différent
où l’orchestre à ces chants
en écho mêle les siens
dans cette immense fugue
tant de mélodies naissent et se fondent
qu’on n’en perçoit plus que l’unité
il me souvient alors que Beethoven
l’a écrit étant sourd
ce n’était pour lui que des schémas
sur une page, convergence imaginée
de voix chantant dans son esprit
Il fallait qu’il soit romancier
3. En lisant le journal d’Emerson
« Le chagrin glisse sur nous
« Comme l’eau sur les plumes du canard. »
Emerson Emerson
Si seulement tu avais raison
Mais c’est une illusion
Le chagrin nous l’absorbons
Comme un buvard boit l’encre
4. Le baladeur
J’écoutais Satyagraha en courant
Quand je vis un faucon s’envoler
Et chaque plume chaque aile palpitante
S’est mise à chanter dans l’air ensoleillé
5. Les rêves sont la réalité
La journée passe dans un livre
Pendant un moment nous sommes dehors
Un moment en mer dans une barque
Vagues violentes venues de nulle part
Projetées dans la prochaine réalité
Shackleton vit une si grosse vague
Qu’il la prit d’abord pour un nuage
Le bateau plongea dessous ressortit
Plus tard dans un nouveau monde
Sur l’île de Géorgie du Sud
Dormant dans une grotte il se releva
D’un bond en criant et se cogna
La tête sur la paroi de la grotte
Si fort qu’il manqua se tuer
Pour avoir de cette vague rêvé
6. Vu en courant
Quatre oiseaux en vol se chamaillent
émouchet
pie
corbeau
faucon
tous quatre tournent et virent
en un bref combat aérien
LA TRAVERSÉE DE MATHER PASS
À une bifurcation de ma vie
Je marchais dans Mather Pass.
Les nuages s’amoncelaient à chaque pas
Coiffant le monde de grisaille.
Le tonnerre grondait d’ouest en est
Bruit de barriques dévalant un escalier
Je franchissais Upper Basin
Lorsqu’il se mit à neiger.
Bientôt je marchais dans une bulle blanche
De neige humide collant aux pierres.
Sec et au chaud dans mes vêtements
Je me sentais dépouillé de ma vie.
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