Eileen a un sourire à cette idée.
— Ils ont peut-être raison.
— Oui. Peut-être. Mais pas nous. Je pense parfois que si nous sommes tristes, ce n’est pas tant à cause du déclin de Mars que du nôtre. (Il la regarde, baisse à nouveau les yeux sur la glace.) Nous avons deux cent cinquante ans, Eileen.
— Deux cent quarante.
— D’accord, d’accord. Mais comme personne n’a vécu plus de deux cent soixante ans…
— Je sais.
Eileen se souvient d’un groupe d’anciens qu’elle a vus, un jour, attablés dans un grand hôtel-restaurant. Ils faisaient des châteaux de cartes parce qu’il n’y avait aucun autre jeu de cartes qu’ils connaîtraient tous ; ils avaient construit un château de quatre étages, et la structure commençait à devenir instable. L’un d’eux avait dit : « C’est comme mes traitements de longévité. » Ils avaient tous ri de bon cœur, mais personne n’avait eu la main assez ferme pour mettre la carte suivante.
— Et voilà, tu as mis le doigt dessus. Si j’avais vingt ans, moi aussi, le déclin ne me ferait ni chaud ni froid. Alors que nous, nous ne connaîtrons probablement pas d’autre Mars. Enfin, tu sais, au bout du compte, peu importe la Mars qu’on préfère. C’est toujours mieux que rien.
Il la regarde avec un petit sourire en coin, la prend par les épaules et la serre contre lui.
Le lendemain matin, ils se réveillent dans le brouillard, mais le vent souffle régulièrement, alors, après le petit déjeuner, ils lèvent ce qui tient lieu d’ancre et repartent vers l’est accompagnés par un petit chuintement. La poussière de glace, la neige pulvérisée, le brouillard givrant – tout cela file autour d’eux.
Et puis, presque aussitôt après leur départ, ils reçoivent un appel radio. Roger prend le casque… C’est la voix de Freya.
— Vous nous avez oubliés !
— Comment ? Et merde ! Mais qu’est-ce que vous faisiez hors du bateau ?
— On était descendus sur la glace, faire des bêtises.
— Seigneur ! Vous alors ! (Roger secoue la tête, lève les yeux au ciel, mais ne peut s’empêcher de sourire.) Bon, et maintenant, vous avez fini ?
— Ça ne vous regarde pas ! répond joyeusement Jean-Claude, en fond sonore.
— Mais on peut revenir vous chercher, quand même ?
— Oui, on est prêts.
— Bon. Quelle barbe, alors ! Cramponnez-vous. Il va nous falloir un moment pour revenir en arrière dans ce vent.
— Pas grave. On est chaudement habillés et on a un tapis de sol. On vous attend.
— Comme si vous aviez le choix ! réplique Roger avant de reposer le casque.
Il commence à naviguer pour de bon. D’abord, il se place en travers du vent, puis il commence à louvoyer, remontant le lit même du vent, et le bateau se met à pousser des cris comme une banshee. Le mât-voile est complètement incurvé. Roger secoue la tête, impressionné. Le bruit est tel, maintenant, qu’ils devraient hurler pour se faire entendre, mais personne ne parle. Ils laissent Roger se concentrer sur la navigation. Ils volent dans une blancheur uniforme, la lumière est partout la même et ils ne voient rien, que la glace qui file, juste sous le cockpit. Ce n’est pas la blancheur la plus pure dans laquelle Eileen se soit jamais retrouvée, mais pas loin. Au bout d’un moment, même les extrémités du bateau, même la glace disparaissent. Ils volent – d’un vol vibrant – dans un vide blanc, rugissant. C’est une curieuse expérience cinétique, et Eileen se surprend à écarquiller les yeux, comme s’il y avait en elle une autre sorte de vision qui attendrait ce genre de moment pour entrer en jeu.
Rien à faire. Ils sont dans une blancheur mouvante, c’est tout. Roger a l’air crispé. Il regarde intensément le radar et les autres instruments. Dans le temps, les plissements auraient rendu très dangereux ce genre de navigation à l’aveuglette. Maintenant, ils ne risquent plus de heurter quoi que ce soit.
Soudain, une secousse les projette vers l’avant, le rugissement s’intensifie, tout est sombre en dessous d’eux. Ils franchissent une plaque sableuse. Et puis ils repartent de plus belle dans la blancheur étincelante.
— On arrive, annonce Roger.
Eileen se cramponne en prévision du ralentissement, mais Roger dit :
— Je vais virer de bord, les gars.
Il tire le gouvernail vers ses genoux. Ils filent par vent arrière, puis tournent, tournent, tournent, et prennent le vent par le flanc opposé, la coque du bateau basculant de façon inquiétante vers l’autre côté. Ils entendent « par le ventre » les coups sourds qui accompagnent le déplacement du ballast, sous leurs pieds, et ils repartent dans le hurlement du vent. Ils ont senti et entendu la manœuvre plus qu’ils ne l’ont vue ; Roger a même fermé les yeux un instant. Et puis il y a un moment de calme relatif, jusqu’au prochain empannage. Une boucle en arrière à la fin de chaque changement de bord.
Roger indique l’écran radar.
— Ils sont là, tu les vois ?
Arthur scrute l’écran.
— Assis par terre, si je vois bien.
Roger secoue la tête.
— Ils sont encore au-dessus de l’horizon. Ce sont leurs têtes.
— Espérons-le.
Roger regarde l’écran de l’APS et fronce les sourcils. Il vire à nouveau lof pour lof.
— Nous devons ralentir avant d’arriver sur eux. Le radar ne voit pas plus loin que l’horizon ; même s’ils sont debout, il ne les repérera pas à plus de six kilomètres, or nous allons à près de cent cinquante kilomètres à l’heure. Alors nous devons les localiser grâce à l’APS.
Arthur étouffe un sifflement. La navigation par satellite, pour effectuer un rendez-vous dans cette blancheur…
— Je crois que vous pouvez toujours…, commence Arthur, qui se ferme aussitôt le bec à deux mains.
Roger le regarde en souriant.
— Ça devrait être faisable.
Pour quelqu’un qui, comme Eileen, n’a jamais navigué, c’est un peu dur à croire. En fait, avec ces vibrations et ces mouvements de balancier, elle commence à se sentir un peu barbouillée. Hans, Stephan et Frances ont carrément la nausée. Tous les cinq regardent Roger, qui ne quitte pas l’APS des yeux et manie le gouvernail avec précision, puis soudain il le tire brutalement vers lui. Freya et Jean-Claude apparaissent sur l’écran radar sous la forme de deux colonnes vertes, luisantes.
— Hé, les gars ! appelle Roger dans le micro. Je m’approche de vous par le côté au vent. Agitez les bras et faites bien attention. Je vais essayer d’arriver sur votre gauche, le plus lentement possible.
Il actionne doucement le gouvernail, en observant attentivement les écrans. Ils arrivent de si loin dans le vent que le mât-voile se déploie selon une courbe très tendue, et le navire perd son erre. Roger scrute la blancheur, en avant du bateau. Toujours rien. Rien que le néant d’un blanc pur. Il plisse les paupières d’un air soucieux, rapproche le gouvernail d’un centimètre vers lui. La voile ondule au vent, à présent ; elle a perdu quasiment toute sa courbure. Eileen a l’impression qu’ils sont presque immobiles, qu’ils vont bientôt s’arrêter et repartir en arrière. Et toujours aucun signe des naufragés.
Et voilà qu’ils sont juste devant la proue, à bâbord, deux anges flottant dans la blancheur vers le bateau immobile – ou du moins est-ce ce qu’il leur semble l’espace d’un moment. Ils bondissent par-dessus le bastingage sur le pont avant, Roger utilise l’élan résiduel du bateau pour virer de nouveau bord sur bord et, quelques secondes plus tard, ils volent vers l’est, poussés par le vent, dont le hurlement a bien diminué.
Au coucher du soleil, le brouillard s’est presque dissipé. Le lendemain, il a complètement disparu et le monde est de nouveau là. Le char à glace est amarré à l’ombre énorme d’Olympus Mons qui fait le dos rond sur l’horizon, à l’est. Une montagne qui est un continent s’étend à perte de vue du nord au sud. Un autre monde, une autre vie.
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