— Et puis les chaînes auraient pu se redresser lors de la déformation de la selle d’Elysium.
Frances secoue la tête, comme toujours. Pas une seule fois Eileen ne les a vus d’accord, ces deux-là. Dans ce cas précis, Frances est d’avis que les chaînes pourraient être encore plus anciennes et seraient des traces de mouvements de plaques tectoniques primitives, voire proto-tectoniques. Toutes sortes d’indices prouvent l’existence de cette ère tectonique primitive, dit-elle, mais Hans fait la moue.
— L’andésite qui prouverait une action tectonique est plus récent que ça. Les Phlegras sont presque du noachien. Un « big hit » pré-Big Hit.
Quelle que soit l’explication, la proue de ce vaisseau de pierre se dresse là, dans toute sa splendeur, au bout d’une étroite péninsule de quatre cents kilomètres de long qui surgit de Firewater et s’enfonce droit dans la glace, au nord. Une longue falaise tombant dans la mer, et la même de l’autre côté. Le pèlerinage, le long de cette épine dorsale, vers le temple, est l’une des plus célèbres randonnées martiennes. Eileen l’a faite à plusieurs reprises, seule ou avec Roger, depuis qu’il l’a emmenée là pour la première fois, il y a une quarantaine d’années. Cette fois-là, ils avaient contemplé une mer bleue festonnée de vagues blanches. Depuis, elle ne l’a pas souvent vue autrement que prise par les glaces.
Il regarde la pointe, lui aussi, et à voir sa tête il doit repenser à cette époque, se dit Eileen. Il s’en souviendrait certainement si on le lui demandait ; sa mémoire incroyable ne donne pas encore de signes de défaillance, et avec le cocktail de drogues mémorielles maintenant sur le marché, qui ont d’ailleurs permis à Eileen de retrouver certains souvenirs, il se pourrait qu’il n’oublie jamais rien de sa vie. Eileen l’envie un peu pour ça, bien que, d’après lui, ce soit à double tranchant. Enfin, maintenant, c’est l’une des choses qu’elle aime en lui. Il se souvient de tout, et pourtant il est resté gaillard et plein d’entrain, même pendant ces années de déclin. Un roc sur lequel elle peut s’appuyer, pendant ses propres cycles de deuil et d’affliction. Évidemment, en tant que Rouge, on pourrait rétorquer qu’il n’a pas de raison de s’attrister. Mais ce ne serait pas vrai. Eileen a bien vu que son attitude était plus complexe que ça ; tellement complexe, même, qu’elle ne la comprend pas tout à fait. Certains aspects de sa mémoire phénoménale, la vision à long terme qu’elle implique ; sa détermination à bien faire ; la joie féroce qu’il trouvait dans le nature sauvage, endurante ; un mélange de tout ça. Elle le regarde observer le promontoire du haut duquel ils contemplaient jadis un monde vivant.
Elle ne saurait dire combien il en est venu à compter pour elle, avec les années. Il y a des moments où c’en est trop pour elle, qu’ils se soient connus toute leur vie ; qu’ils se soient mutuellement aidés à passer des caps difficiles ; qu’il l’ait emmenée en randonnée, pour commencer, la plaçant sur la trajectoire de toute sa vie. Tout cela aurait suffi à faire de lui un personnage crucial de son existence. Mais des gens comme ça, tout le monde en a dans sa vie. Et au fil des ans, leurs intérêts divergents les ont séparés. Ils auraient pu se perdre complètement de vue. Et puis Roger était venu la voir, à Burroughs. Elle avait un compagnon, à ce moment-là, mais elle sentait bien qu’ils s’éloignaient l’un de l’autre depuis des années, et Roger lui avait dit : Je t’aime, Eileen. Je t’aime. Tu te souviens quand nous avons escaladé Olympus Mons ? Eh bien, maintenant, je crois que le monde entier est comme ça. L’escarpement n’a pas de fin. Nous allons continuer l’escalade jusqu’à ce que nous tombions pour de bon. Et cette escalade, je veux la faire avec toi. On n’arrête pas de se retrouver et de repartir chacun de son côté ; c’est trop risqué. Nos chemins pourraient ne plus jamais se croiser. Il pourrait arriver quelque chose. J’en veux davantage. Je t’aime.
Et c’est ainsi qu’ils s’étaient installés dans sa coop, à Burroughs. Elle travaillait toujours au ministère de l’Environnement et il continuait à guider des treks dans l’outback ou à faire de la voile sur la mer du Nord, mais il revenait toujours de ses treks et de ses croisières, et elle revenait toujours de ses tournées et de ses séjours au loin. Ils vivaient ensemble, chez eux, chaque fois qu’ils pouvaient ; ils formaient un vrai couple. Et pendant les années sans été, puis la petite ère glaciaire et le déclin proprement dit, si elle n’avait pas sombré dans le désespoir, c’était grâce à sa présence immuable. Elle frémit en pensant qu’elle aurait pu traverser ces années toute seule. Travailler comme une folle et s’effondrer… Ça avait été dur. Elle avait vu qu’il s’en faisait pour elle. Cette balade traduisait sa préoccupation : Écoute, lui avait-il dit un soir qu’elle était rentrée en larmes après avoir reçu un rapport sur l’extinction des espèces dans les zones tropicales et tempérées, écoute, je crois que tu devrais sortir, aller voir ça. Ce n’est pas si terrible. Il y a déjà eu des ères glaciaires, avant. Ce n’est pas un drame.
Elle se terrait de plus en plus à Burroughs, incapable d’affronter ça, mais force lui avait été d’admettre que, en théorie, ce serait une bonne chose. Peu après – très vite, en fait –, il avait organisé ce voyage. Et voilà qu’il avait rameuté certains de leurs amis de l’expédition à Olympus Mons, peut-être pour qu’ils l’aident à la convaincre de venir. Et puis, une fois là, pour lui rappeler cette époque de leur vie. En tout cas, c’était bon de revoir leurs visages souriants, rouges de plaisir, et de voler ainsi sur la glace.
Cap à l’est ! dit le vent. Ils évitent Scrabster, la pointe nord-est d’Elysium, et se dirigent vers le sud, sur la grande plaque de glace blanche insérée dans la courbe de la côte. C’est la baie d’Acadia, ainsi nommée à cause de sa ressemblance supposée avec la Nouvelle-Écosse et la côte du Maine : une pente abrupte, jadis arc-boutée devant des falaises de granit noir, battues par les flots noirs de la mer du Nord, martelées, tranchées par les brisants. Et maintenant toutes blanches et nettes, sous le saupoudrage d’embruns et d’écume gelés qui givrent la plage et les falaises si bien qu’on dirait un immense gâteau de mariage. Aucun signe de vie à Acadia ; pas un point vert en vue. Ce n’est pas son Elysium.
Arthur repasse la barre à Roger. Il leur fait doubler un cap et là, tout à coup, une île carrée aux falaises abruptes se dresse devant eux. Elle est coiffée de vert… Ah ! une ville flottante, prise par les glaces, près de l’entrée d’un fjord, sans doute dans un profond chenal. Toutes les villes flottantes sont devenues des îles dans la glace. Le vert du haut est protégé par une tente qu’Eileen ne voit pas sous le soleil éclatant.
— Je passe juste chercher le reste de notre équipage, explique Roger. Un jeune couple de mes amis qui va se joindre à nous.
— Quel est ce bâtiment ? s’enquiert Stephan.
— C’est l’Altamira.
Roger leur fait décrire une douce courbe, et ils s’immobilisent dans le vent. Il rétracte le dôme du cockpit.
— Au fait, je n’ai pas l’intention de monter là-haut. Quoi qu’on fasse, ça prend la journée. Mes amis devraient nous attendre en bas.
Ils prennent pied sur la glace, dont la surface, d’un blanc opaque, sale, est fissurée et un peu bosselée, de sorte qu’en dehors de certains endroits glissants, les pieds ont généralement une bonne prise. Eileen constate que les plaques glissantes ressortent comme des fenêtres enchâssées dans un toit. Roger parle dans son bloc-poignet, puis les conduit vers le fjord. L’une des parois est munie d’un escalier de granit sur les marches duquel le givre fait comme un tapis pelucheux.
Читать дальше