Point tant, d’ailleurs, que Geary tînt à enrichir personnellement l’expérience des Syndics. Ils en avaient déjà assez appris pour parsemer le système de Sutrah de mauvaises surprises, et il espérait bien que Strabo ne serait pas logée à la même enseigne.
Sept heures encore avant le saut vers Strabo. Geary disposa soigneusement la formation en vue du départ. À son arrivée, la flotte se déploierait de la même manière qu’en quittant Sutrah, si bien qu’il tenait à éviter les charges incontrôlées. Compte tenu du nombre des commandants de vaisseau qu’il avait sous ses ordres, il ne pouvait aucunement prévoir comment tous réagiraient dans telle ou telle situation, de sorte qu’il s’efforça de poster à l’avant-garde ceux dont il avait des raisons de croire qu’ils étaient les plus fiables. Malheureusement, ils n’étaient pas aussi nombreux qu’il l’aurait souhaité. Il jeta un coup d’œil à la formation présente de la flotte en se demandant pourquoi tant de navettes louvoyaient entre les vaisseaux.
Il releva les yeux en entendant carillonner le signal d’alarme de l’écoutille de sa cabine ; le capitaine Desjani venait d’y pénétrer. Il l’accueillit d’un sourire. « Minutage parfait. Je m’apprêtais à vous appeler pour vous demander ce que signifiaient tous ces mouvements de navettes.
— Transfert du personnel, lui expliqua-t-elle. Les prisonniers libérés ont été pleinement débriefés, et l’on a entré leurs compétences et leur expérience dans les bases de données des effectifs de la flotte, tandis que, de leur côté, tous les vaisseaux ont vérifié leurs besoins en personnel. La plupart échangent en ce moment même leurs nouveaux membres d’équipage en fonction de ces besoins et transbordent leurs surplus aux bâtiments à qui manquent des matelots spécialisés. La base de données de la flotte coordonne automatiquement tout le processus. »
Geary éprouva une brève poussée d’agacement. Pourquoi ne l’en avait-on pas prévenu ? Pourquoi ne lui avait-on pas demandé son accord ? Puis il se rendit compte que c’eût été inutile. D’ordinaire, il ne paraphait pas les demandes de transfert d’un matelot d’un bâtiment à un autre et n’avait pas le temps de s’occuper de ces détails. Les vaisseaux pouvaient aisément s’en charger eux-mêmes et, avec l’assistance de la base de données de la flotte, se préparer du mieux possible au combat tout en le laissant veiller lui-même au tableau d’ensemble. « S’il y avait un quelconque problème, j’imagine qu’on m’en ferait part.
— Bien sûr, capitaine. » Desjani s’accorda une pause, l’air un peu embarrassée. « Puis-je vous demander un conseil d’ordre personnel, capitaine ?
— Un conseil d’ordre personnel ? » À propos d’une affaire privée ? Sur laquelle elle aurait aimé connaître son avis ? « Certainement. Asseyez-vous. »
De nouveau, Desjani s’assit quasiment au garde-à-vous et se mordilla un instant les lèvres. « Vous vous rappelez avoir rencontré le lieutenant Riva quand il est monté à bord, capitaine ? »
Il fallut un moment à Geary pour se souvenir du prisonnier libéré. « Effectivement. Votre vieil ami.
— Le lieutenant Riva était… plus qu’un ami, capitaine.
— Oh ! » Puis l’emploi du passé l’interpella. « Il “était” ? »
Desjani inspira profondément. « Nous avons eu des hauts et des bas, capitaine. Mais nous n’avons jamais vraiment rompu. Aujourd’hui… Bon, il est là. Et d’un grade inférieur au mien.
— Ça peut effectivement poser un problème, convint Geary en songeant tant au règlement de la flotte qu’aux apparences en général. Mais, s’il ne s’agit que d’un ex-petit ami, je suis persuadé que vous saurez garder votre professionnalisme.
— Ce n’est pas… » Elle rougit légèrement. « Revoir le lieutenant Riva m’a frappée d’une très grande émotion. J’ai mis un bon moment à prendre conscience de son intensité.
— Oh ! » Arrête de répéter ça. « Il pourrait redevenir votre petit ami, voulez-vous dire ?
— Oui, capitaine. Le sentiment est toujours présent. Pour ma part, en tout cas. Si j’en juge par les brèves discussions que nous avons pu avoir, Cas… le lieutenant Riva est dans le même cas. » Elle haussa les épaules pour témoigner de son impuissance. « Mais, tant que nous serons sur le même vaisseau, il ne se passera rien. L’écart hiérarchique complique déjà l’affaire, mais, s’il reste sous mes ordres, ça devient tout bonnement impossible. »
Geary commençait d’entrevoir l’envergure du problème. « Néanmoins, vous venez tout juste de le retrouver en vie, et vous ne tenez pas à le transférer dans une autre unité ?
— Non, capitaine. »
C’était assurément un problème épineux : un de ces dilemmes cornéliens dont un officier confierait volontiers la résolution à un tiers. Mais régler ce genre de questions ou, du moins, s’y efforcer, faisait partie du boulot. Hélas, en l’occurrence, il pouvait s’appuyer sur une certaine expérience personnelle. « D’accord, voici ce que j’en pense. Si le lieutenant Riva reste à bord de ce vaisseau, vous ne pourrez pas entretenir une liaison avec lui. Même si nous l’affections directement sous mes ordres, ça resterait impossible. Vous seriez aussi mal à l’aise l’un que l’autre. Et, si je vous ai bien jugée, Tanya, tout ce qui vous paraîtrait contrevenir à votre conscience professionnelle est voué aux gémonies. » Elle hocha la tête sans répondre.
« Je crois qu’il faudrait le transférer sur un autre bâtiment, poursuivit-il. Choisissez un commandant dont vous aurez bonne opinion. Vous pourrez alors communiquer librement dans l’espace conventionnel, et les distances vous interdiront tout manquement au règlement tout en vous permettant d’affronter les bouleversements qui se sont produits depuis votre séparation. »
Desjani opina de nouveau puis lui jeta un regard égaré : « Et si cet autre bâtiment était détruit pendant un combat ? Celui sur lequel je l’ai envoyé ? »
Il se demanda s’il n’avait pas déjà entendu ça quelque part. « Pourquoi n’étiez-vous pas sur le même à Quintarra ?
— Nous… Nous avions besoin de prendre un peu de recul. » Elle crispa les mâchoires. « Moi, tout du moins. On a perdu le vaisseau sur lequel il avait été transféré. »
Geary soupira en songeant au fardeau de culpabilité que devait se coltiner Tanya Desjani depuis cette bataille. « Il ne faudrait pas que cela se reproduise. Écoutez, Tanya, tout ce que je peux vous dire, c’est que je ferai mon possible pour ne plus perdre aucun vaisseau. Choisissez un bon commandant, comme Duellos, Tulev ou Cresida, quelqu’un dont vous savez qu’il combattra intelligemment, et demandez-lui comme un service personnel d’accepter Riva à son bord. Si vous vous sentez gênée, je m’en chargerai moi-même.
— Merci, capitaine.
— Et je tiens à ce que vous expliquiez au lieutenant Riva, avant qu’il ne quitte le bord et en termes clairs, que ce n’est pas parce que vous avez encore besoin de prendre un peu de distance avec lui ni parce que vous préférez le voir sur un autre vaisseau, ordonna-t-il. Ne le laissez pas dans l’expectative car, s’il vous arrive malheur à l’un ou à l’autre, il ne saura jamais ce que vous ressentiez vraiment.
— Oui, capitaine. » Elle le scruta, l’incitant à se demander ce qu’il avait bien pu divulguer de son propre passé. « Excusez-moi, capitaine.
— C’est de la vieille histoire, tout ça », répondit-il en détournant les yeux. C’était vrai de presque toute son existence. « Quoi qu’il arrive, j’espère que tout se passera pour le mieux entre vous. »
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