Il resta assis un bon moment après son départ, hanté par le souvenir d’une femme morte depuis longtemps, tout en se demandant pourquoi il regrettait que Victoria Rione ne fût pas là pour en discuter. Mais Victoria Rione restait persuadée qu’il avait cédé aux pires tentations offertes par la situation et elle ne lui parlait plus de rien. Elle hors circuit, les derniers amis qu’il avait connus étaient disparus depuis des lustres.
Geary posa le pied sur la passerelle de l’ Indomptable et fronça les sourcils en voyant le capitaine Desjani tourner vers lui un visage furibond ; mais sa colère, visiblement, n’était pas dirigée contre lui, le personnel de quart donnant l’impression d’avoir récemment subi l’équivalent verbal de dix coups de chat à neuf queues. « Que se passe-t-il ?
— Le capitaine Falco n’est plus à bord, annonça-t-elle. Il s’est arrangé pour se faire transborder par une navette à mon insu. »
Geary jeta un regard aux vigies. « Nous avons présumé qu’il en avait l’autorisation », expliqua l’une d’elles, dont le regard hésitait entre Desjani et lui.
Geary s’assit en secouant la tête. Il aurait dû deviner que Falco saurait suborner de jeunes officiers. « Où pourrait-il aller ?
— Sur le Guerrier , capitaine.
— Le Guerrier ? » Geary aurait plutôt jeté son dévolu sur l’ Orion de Numos ou le Majestic de Faresa. « Qui donc commande le Guerrier ? » marmonna-t-il en même temps qu’il manipulait les commandes pour obtenir cette information.
Le capitaine Kerestes. Une touche permettait d’accéder à ses états de service et il les consulta rapidement. Évidemment. Kerestes avait réussi à survivre plus longtemps que la plupart des autres officiers et il avait servi sous les ordres de Falco lors de cette bataille dont avait parlé Duellos. Sur le même vaisseau que Duellos, d’ailleurs. Le verbiage ampoulé des états de service de Kerestes ne lui apprit pas grand-chose, mais, qu’il ne se rappelât point avoir beaucoup prêté attention à lui jusque-là (ni d’ailleurs au Guerrier) l’incita à soupçonner cet homme de n’être pas le plus dynamique et performant de ses commandants.
Il ouvrit un canal privé et appela le capitaine Duellos du Courageux. « Que pouvez-vous me dire du capitaine Kerestes ? Vous étiez sur le même bâtiment à Batana. »
La question eut l’air de surprendre Duellos. « Se serait-il distingué ?
— Le capitaine Falco a réussi à se faire transférer sur le Guerrier. Je me demande pourquoi il a choisi ce bâtiment.
— Parce que Kerestes compense son manque d’initiative et d’intelligence par une obéissance servile. Il fera tout ce que lui demandera Falco. »
Geary hocha la tête en réprimant un sourire. Ne me cachez rien, capitaine Duellos. Dites-moi ce que vous pensez sincèrement de lui. « Kerestes n’est donc pas un problème en soi ?
— Ne vous en préoccupez pas, lui conseilla Duellos. Considérez désormais le capitaine Falco comme le commandant du Guerrier, à tous les sens du terme.
— Merci. » La conversation achevée, Geary contrôla hâtivement la formation qu’il avait planifiée. Il avait posté le Guerrier sur un flanc pour appuyer les unités légères qui le composaient. Il était trop tard, à présent, pour le ramener là où Falco pourrait nuire le moins possible. Je vais devoir faire avec en espérant qu’il est plus accessible aux compromis que je ne le crois.
Il plissa le front, s’efforçant de se rappeler la question qu’il voulait poser juste avant que l’annonce du départ de Falco ne l’eût troublé. « Capitaine Desjani… cet autre officier dont nous avons parlé… La question a-t-elle été réglée de manière satisfaisante ? » Pourvu qu’on ait passé assez de temps dans la flotte, on pouvait exprimer n’importe quoi dans le jargon officiel.
« Il a été transféré sur le Furieux, capitaine, répondit-elle sur le ton d’un rapport de routine. J’ai veillé à ce qu’il soit dûment informé avant son départ de la situation et des raisons qui président à sa réaffectation, comme vous l’avez suggéré.
— Quel effet lui a fait son transfert ?
— Les ouvertures qu’il lui offrait ont paru l’enchanter, capitaine.
— Parfait. » Tout cela avait une tonalité si officielle que Geary parvenait difficilement à se rappeler qu’ils débattaient de problèmes personnels. Il espérait que son conseil aurait des conséquences plus heureuses pour Desjani et Riva que celles qu’il avait lui-même connues. « Dégageons d’ici », déclara-t-il plus ou moins à la cantonade. Après un dernier bref coup d’œil aux images décalées de plusieurs heures des unités légères du Syndic qui filaient sa flotte, et une consultation plus attentive de la longue liste de ses propres vaisseaux afin de vérifier si tous affichaient le signal vert indiquant qu’ils étaient parés, il donna l’ordre de sauter vers Strabo.
Le transit par l’espace du saut ne durerait que cinq jours, laps de temps relativement court. Le saut vers Cydoni ne demanderait guère plus, mais atteindre Sancerre serait beaucoup plus long.
L’espace du saut avait toujours été ce néant bizarre, étrange et apparemment infini de terne noirceur uniquement éclaboussée de rares apparitions de taches lumineuses. Ce qu’étaient ces lumières, ce qui les provoquait et les raisons de leur surgissement, tout cela était une énigme du temps de Geary, et le mystère, dans la mesure où il n’existait aucun moyen d’explorer l’espace du saut, restait insoluble à ce jour. Idée rassurante : quelque chose au moins n’avait pas changé depuis son époque.
Mais il n’eut droit, durant tout le voyage, qu’à ce seul réconfort. Non seulement la coprésidente Rione, la seule à qui il avait cru pouvoir partiellement se confier, ne l’avait plus abordé ni ne lui avait adressé de messages depuis leur dernière querelle, mais encore devait-il s’inquiéter, comme à l’ordinaire, des mauvaises surprises que les Syndics leur avaient peut-être ménagées à Strabo. Ils pouvaient l’avoir devancé, avoir pressenti qu’il devinerait où le conduiraient ses destinations suivantes et qu’il avait fait volte-face en conséquence. Mais s’abandonner à de telles craintes risquait de le paralyser et de lui interdire toute décision, puisqu’ils auraient aussi bien pu prévoir une tout autre ligne d’action.
Non, c’était autre chose qui le tarabustait cette fois. Au quatrième jour du saut, il avait réduit à deux le nombre de ses problèmes : celui, tout nouveau, que lui posait le capitaine Falco et l’autre, plus ancien, du capitaine Numos et des officiers mécontents dont il était le porte-parole. Je peux sans doute en régler un moi-même. Mais les deux… ? Que se passera-t-il si Numos voit en Falco la figure de proue qui lui manque pour remettre gravement en cause mon autorité ? À notre arrivée à Strabo, ils disposeront de près d’une semaine pour réfléchir à un moyen de me pourrir la vie et de mettre cette flotte en péril.
Plus frustrant encore, un bilan de la masse monstrueuse des messages échangés entre les vaisseaux de l’Alliance avant son départ de Sutrah lui était parvenu sans qu’aucun n’indiquât que Falco et Numos eussent communiqué, mais cela ne prouvait strictement rien. Avec tout ce trafic de navettes de vaisseau à vaisseau, on aurait aisément pu faire passer du papier. Cette absence totale de messages détectables entre Falco et les autres officiers semblait tirer comme un signal d’alarme dans son esprit. Falco, visiblement, aimait être le centre de l’attention générale et se servait de son entregent et de son charisme pour avancer dans sa carrière et faire progresser ce qu’il croyait être les intérêts de l’Alliance. Il ne pourrait s’empêcher d’essayer de persuader d’autres officiers de se ranger derrière lui, ce qui signifiait que les messages qu’il faisait très certainement circuler n’avaient tout simplement pas été détectés par Geary ni par aucun de ses plus solides alliés parmi les commandants de vaisseau.
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