Deviendrais-je paranoïaque ? Mais Duellos et Rione m’ont tous les deux prévenu contre lui et ils se sont révélés chaque fois très avisés. Dommage que je ne puisse pas communiquer réellement avec Duellos, puisqu’on ne peut recevoir dans l’espace du saut que de brefs messages rudimentaires. Et dommage aussi que Rione refuse de me parler.
Geary observait les lumières errantes, de plus en plus irrité, en se demandant ce qui allait se produire dans le système stellaire de Strabo.
Pour une étoile, Strabo ne pouvait guère plastronner. Sa taille avait tout juste permis à la fusion nucléaire de s’y déclencher et de s’y maintenir pour en faire une étoile plutôt qu’une géante gazeuse. Ses satellites eux-mêmes auraient davantage convenu à une planète qu’à un soleil : un assortiment de cailloux stériles orbitant près d’elle. Geary avait vu nombre de systèmes stellaires et ne s’en rappelait aucun qui fût aussi piètre et pitoyable que Strabo. Pas étonnant que la petite station de secours qu’y avaient jadis entretenue les Syndics soit désaffectée depuis beau temps.
« Néant », fit remarquer Desjani.
Il hocha la tête. « Faites-vous allusion aux éventuelles menaces du Syndic ou à ce système stellaire ?
— Aux deux, dit-elle en souriant.
— Les senseurs de la flotte scannent-ils déjà ce système en quête d’anomalies pouvant indiquer la présence de champs de mines ?
— Oui, capitaine. Les senseurs sont réglés pour des balayages automatiques, afin de les rendre plus efficaces que lorsqu’ils ciblent un secteur en particulier. Aucune mine n’a encore été détectée.
— Très bien. » Pas non plus de vaisseaux ennemis repérables. Geary vérifia sur l’hologramme. La flotte de l’Alliance se déployait autour de l’ Indomptable et chacun de ses bâtiments maintenait la position qui lui avait été affectée. Aucune menace. Aucun problème apparent venant de Falco et Numos. Comme à Sutrah, Geary se demanda ce qu’il pouvait bien négliger.
Strabo réussissait aussi à se montrer insignifiante par le nombre de ses points de saut. Même Sutrah pouvait se targuer de quatre, quand Strabo n’en possédait que trois. Celui qui permettait d’accéder à Cydoni était diamétralement opposé à leur point d’émergence par rapport au luminaire. Pour l’atteindre, la flotte devrait passer devant le troisième, qui ne conduisait directement qu’à un seul système du Syndic ignoré par son hypernet avant de donner accès à deux autres dont Geary était persuadé qu’ils seraient protégés par des pièges ou des mines, puisqu’ils faisaient partie de ceux que la flotte aurait pu rallier depuis Sutrah. Devoir frôler ce troisième point de saut n’était pas sans l’inquiéter quelque peu, mais rien non plus ne semblait le contraindre à le contourner largement. Lors de son plus proche passage, la flotte en serait encore éloignée de plusieurs minutes-lumière. Lui imposer un plus large crochet afin d’augmenter cet écart ne ferait certainement qu’alimenter les rumeurs sur son excessive pusillanimité.
Il contrôla les manœuvres à effectuer et ordonna à la flotte de gagner le point de saut menant à Cydoni. Compte tenu de la relative petitesse de ce système stellaire, elle l’atteindrait dans un jour et demi.
Il profita de ce laps de temps pour réunir les commandants de vaisseau et organiser une nouvelle séance de simulation. Tout se passa comme sur des roulettes, chaque vaisseau exécutant fidèlement ses ordres. Ç’aurait sans doute dû le satisfaire, mais tel ne fut pas le cas. Ses officiers les plus problématiques se montraient bien trop dociles. Il n’avait essuyé aucune rebuffade de la part de Falco, de Numos ni d’aucun des personnages secondaires qui, depuis qu’il avait pris le commandement, s’étaient heurtés le plus frontalement à lui. De temps à autre, des navettes se frayaient un chemin entre les vaisseaux pour, croyait-on, des transferts routiniers de pièces détachées, de matériel ou de personnel. Geary avait la conviction qu’ils transféraient aussi des appels de Falco, mais il ne voyait vraiment pas qu’y faire. J’ai déjà vérifié auprès de la sécurité et l’on n’a pas pu me garantir qu’on pourrait trouver serait-ce un bref message vidéo, même en réduisant une navette en pièces détachées. Duellos n’a entendu parler de rien, mais personne ne lui adresse la parole puisqu’on le sait de mes alliés.
Je pourrais certes mettre Falco aux arrêts préventifs. Mais cette mesure risquerait de déclencher une mutinerie sur certains de mes vaisseaux, d’autant que je n’ai rien de précis à lui reprocher. Ou lui ordonner de revenir sur l’ Indomptable, mais, s’il refusait d’obtempérer ou s’il tergiversait, il me faudrait alors choisir entre laisser faire et l’arrêter.
Je ne peux strictement rien faire sans déclencher précisément les problèmes que je redoute de sa part.
Il appela le capitaine Falco, en se persuadant qu’il valait mieux lui parler en face que se creuser les méninges en se demandant ce qu’il mijotait derrière son dos. Ce fut un capitaine Kerestes très fébrile qui lui répondit : « Capitaine Geary, j’ai le regret de vous informer que le capitaine Falco a été mis au repos par les médecins du Guerrier.
— Le capitaine Falco ne se porte pas bien ? » Geary tenait à ce que ce fût clairement exposé au cas où l’on aurait écouté.
« Un simple malaise… temporaire, déclara Kerestes, l’air coupable comme l’enfer.
— Je vois. » Toute nouvelle tentative pour joindre Falco ne réussirait qu’à mettre davantage en relief son incapacité à le contraindre. « Veuillez, je vous prie, informer le capitaine Falco de mon espoir qu’il sera bientôt suffisamment rétabli pour continuer d’œuvrer au mieux des intérêts de la flotte et de l’Alliance.
— Oui, capitaine. Bien sûr. » Geary n’eut aucune peine, dès que la communication fut coupée, à se dépeindre le profond soupir soulagé de son interlocuteur.
L’appel n’avait strictement rien donné, sinon la confirmation que Kerestes redoutait d’être remarqué par ses supérieurs.
« Madame la coprésidente. » Les soucis de Geary avaient finalement eu raison de son orgueil.
La voix de Rione sur le circuit était aussi glaciale que distante. Elle avait éteint l’écran et Geary regrettait de ne pas voir son expression. « Que désirez-vous, capitaine Geary ?
— J’aimerais savoir si vos informateurs sont au courant de problèmes éventuels relatifs à la flotte. »
Elle mit un moment à répondre. « Des problèmes ?
— Tout ce qui pourrait impliquer les capitaines Numos et Falco. »
Nouveau silence radio. « On bavarde. Sans plus.
— On “bavarde” ? Voilà qui me paraît bien plus anodin qu’à l’ordinaire.
— Ça l’est, convint-elle. Mais je n’en sais pas plus.
— Je vous serais reconnaissant, s’il y avait du nouveau, de bien vouloir m’informer dès que possible de ce que vous pourriez apprendre.
— Que craignez-vous, capitaine Geary ? Vos propres subordonnés ? » Une note audible de courroux perçait dans sa voix, dirigé contre lui. « C’est le sort de tous les héros.
— Je ne suis pas… » Il compta mentalement jusqu’à cinq. « J’appréhende un événement qui pourrait mettre en danger la vie de nombreux matelots de cette flotte. J’espère que vous saurez mettre de côté vos sentiments à mon égard pour veiller, avec moi, à ce que nul ne commette…
— Un acte stupide ?
— Exactement.
— Contraire à l’héroïsme, voulez-vous dire ? s’enquit-elle d’une voix aussi glacée que l’azote liquide.
— Bon sang, madame la coprésidente…
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