Jack Campbell
Temeraire
(La flotte perdue-2)
À Stanley Schmidt, grand directeur de collection, grand écrivain et homme des plus convenable. Merci d’avoir aidé tant d’auteurs, dont moi-même, à s’améliorer. Et je ne doute pas que, malgré cette dédicace, Stanley continuera de refuser tout ce que je pourrais lui envoyer qui ne correspondrait pas à ses critères.
Pour S., comme toujours.
Les vaisseaux apparaissaient sur le fond noir de l’espace, escadrons de destroyers et de croiseurs légers qui se matérialisaient brusquement, suivis par des groupes de croiseurs lourds puis par les divisions de croiseurs de combat et de cuirassés, massives plateformes destinées aux armes les plus mortelles jamais conçues par l’homme. Au loin, si loin que les habitants des planètes qui orbitaient autour ne verraient la lumière annonçant l’arrivée de la flotte de l’Alliance que dans près de cinq heures, une tache brillante indiquait la présence de l’astre que les hommes appelaient Sutrah.
À mesure que ses formations fondaient vers Sutrah, la flotte qui avait surgi dans l’espace conventionnel donnait une impression de formidable puissance. Qu’une armada aussi forte pût craindre un ennemi semblait impensable. Pourtant, elle fuyait pour sauver sa peau, et Sutrah, profondément enfoncée dans le territoire ennemi des Mondes syndiqués, n’était qu’une étape nécessaire sur le chemin de la sécurité.
« Nous détectons quelques unités légères des Mondes syndiqués à dix minutes-lumière et dix degrés plus bas à tribord. » Assis dans le fauteuil du commandant de la flotte, sur la passerelle du cuirassé de l’Alliance Indomptable, le capitaine John « Black Jack » Geary sentit se dénouer lentement ses muscles trop tendus dès qu’il creva les yeux qu’il avait encore deviné juste ; ou que les commandants des flottes du Syndic s’étaient fourvoyés, ce qui revenait au même. Aucun champ de mines n’attendait les vaisseaux de l’Alliance qui émergeaient au point de saut, et les bâtiments ennemis repérés jusque-là ne représentaient pas une réelle menace pour sa flotte.
Non, le principal danger qui les guettait était interne à la flotte.
S’attendant plus ou moins à voir se relâcher la discipline et se rompre les rangs bien proprement alignés de ses vaisseaux pour se lancer, mus par la soif de carnage, dans une traque éperdue et chaotique des vaisseaux du Syndic, Geary ne quittait pas des yeux l’image tridimensionnelle.
« Capitaine Desjani, veuillez adresser à ces vaisseaux des Mondes syndiqués une sommation exigeant leur reddition immédiate, ordonna-t-il au commandant de l ’Indomptable.
— Oui, capitaine. » Tanya Desjani avait appris à dissimuler ses réactions aux conceptions vieillottes et compatissantes (du moins au regard de la mentalité contemporaine) de Geary ; comme, par exemple, d’accorder à une force ennemie qu’on aurait aisément pu anéantir la possibilité de se rendre.
Lui-même avait lentement appris pourquoi cet état d’esprit régnait majoritairement dans la flotte. Les dirigeants des Mondes syndiqués n’étaient pas particulièrement connus pour leur commisération, ni pour leur attachement aux concepts de liberté individuelle et de justice que chérissaient tant les planètes de l’Alliance. Les attaques sournoises des Syndics qui avaient déclenché cette guerre, sans provocation aucune de la part de l’Alliance, avaient laissé un goût amer dans la bouche de ses officiers ; en outre, s’agissant de recourir à des tactiques permettant de vaincre à tout prix, les Syndics avaient touché le fond les premiers au cours du siècle suivant. Geary avait appris, scandalisé, que l’Alliance en était venue à rivaliser d’atrocités avec eux et, bien qu’il comprît désormais comment c’était arrivé, il ne le tolérerait jamais. Il persistait à se plier aux anciennes règles qu’il avait connues et qui, toutes, s’efforçaient d’endiguer la férocité de la guerre afin d’interdire à ceux qui la livraient la même barbarie que celle de l’ennemi.
Il vérifia son écran pour la dixième fois depuis qu’il s’était assis. Il avait pris soin, auparavant, d’apprendre par cœur la conformation de ce système stellaire. Le point d’émergence de sa flotte se trouvait à cinq heures-lumière de Sutrah. Deux des planètes étaient habitées, mais neuf minutes-lumière seulement séparaient la plus proche de l’étoile et elle n’assisterait à l’irruption des vaisseaux de l’Alliance que dans quatre heures et demie. L’autre, légèrement plus éloignée, n’était qu’à sept minutes-lumière et demie de Sutrah. La flotte n’aurait à s’approcher d’aucune de ces deux planètes pour traverser le système stellaire jusqu’à un autre point de saut, de l’autre côté du luminaire, d’où elle pourrait gagner une autre étoile.
Une bulle en expansion entourant la représentation de la flotte sur l’hologramme du système stellaire délimitait la zone où l’on pouvait peu ou prou obtenir une image des événements en temps réel. Pour l’instant, la flotte ne voyait qu’une image vieille de quatre heures-lumière et demie de la plus proche planète habitée. Marge sans doute confortable, mais qui laissait aussi largement la place à l’apparition d’événements imprévus, dont la lumière, quand elle lui parviendrait enfin, risquait de la prendre de court. Ainsi, l’étoile Sutrah elle-même pouvait parfaitement avoir explosé quatre heures plus tôt, et elle n’observerait que dans une heure l’éclat de cette nova.
« Les vaisseaux du Syndic se décalent dans le rouge, annonça une vigie sans parvenir à dissimuler sa déception.
— Ils fuient », ajouta inutilement Desjani.
Geary hocha la tête puis se rembrunit. La flottille du Syndic qu’ils avaient rencontrée à Corvus avait pourtant combattu en dépit de son infériorité numérique écrasante : un seul de ses vaisseaux s’était rendu, tandis que trois autres avaient été anéantis. Son commandant citait alors le règlement de la flotte des Mondes syndiqués qui exigeait de lui un comportement suicidaire. Pourquoi ceux-ci se conduisent-ils différemment ? « Pourquoi ? » demanda-t-il.
Desjani lui lança un regard étonné. « Ce sont des lâches. »
Geary s’interdit d’aboyer férocement. Comme tant d’autres matelots et officiers de l’Alliance, Desjani avait ingurgité la propagande relative à l’ennemi pendant si longtemps qu’elle la gobait comme eux dans son ensemble, en dépit de son absurdité. « Capitaine, trois des vaisseaux du Syndic ont combattu jusqu’à la mort à Corvus. Pourquoi ceux-ci fuient-ils ? »
Au tour de Desjani de froncer les sourcils. « Les Syndics appliquent les ordres à la lettre », finit-elle par répondre.
Déclaration qui n’était en rien inexacte et traduisait fidèlement tout ce que Geary avait pu voir jusque-là comme ce à quoi il assistait présentement. « C’est donc qu’on leur a ordonné de fuir…
— Pour aller prévenir le système de Sutrah de notre arrivée, termina-t-elle pour lui. Mais… à quoi bon ? Puisqu’ils ont posté des unités légères aux autres points de saut… et nous pouvons constater qu’ils l’ont effectivement fait voilà quelques heures, qu’ont-ils à gagner en envoyant quelqu’un ?
Leur rapport voyagera à la vitesse de la lumière tandis que, dans la mesure où ils ne peuvent pas traverser nos rangs pour gagner le plus proche point de saut, ils ne pourront pas sauter avant longtemps. »
Geary étudiait l’hologramme en ruminant. « C’est assez vrai. Pourquoi, en ce cas ? » Il jeta un autre regard à la formation de sa flotte, dont la cohésion restait entière, et adressa une prière silencieuse aux vivantes étoiles. « Une petite minute. » À l’intérieur d’un même système solaire, pour que les autres vaisseaux pussent comprendre ce que voulait dire un bâtiment ami, les notions de direction dans l’espace devaient adopter des références communes. Le « haut » était toujours ce qui se trouvait au-dessus du plan du système et le « bas » au-dessous. L’étoile était à droite, à « tribord », voire starboard comme l’exigeaient certains, tandis que le vide intersidéral était à « gauche » ou « bâbord. » En vertu de ce cadre de référence, les unités légères du Syndic s’étaient donc trouvées « sous » la flotte de l’Alliance et fuyaient à présent vers le haut et légèrement vers bâbord. Pourquoi dans une direction qui les rapprochait de sa flotte ? À moins que cette « fuite » ne servît un autre objectif.
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