Ces dernières paroles eurent l’air de donner matière à réflexion à la plupart des officiers présents, mais le capitaine Faresa jeta à Cresida un regard particulièrement aigre. « Nous n’avons aucune leçon à recevoir d’un officier inférieur en grade et en ancienneté. »
Cresida piqua un fard, mais, grâce au délai de transmission du signal provenant de son vaisseau, Geary reçut le premier sa réponse. « Je dirige cette réunion et cette flotte, fit-il sévèrement remarquer. Tout avis exprimé par un officier aussi capable que le commandant Cresida sera toujours le bienvenu. »
D’autres objections furent soulevées qu’il combattit victorieusement, tandis que certains continuaient d’émettre le vœu qu’on demandât son avis à Falco. Les plus fermes alliés de Geary se chargèrent d’en réduire la portée en arguant du fait, indéniable, que Falco n’était pas encore réellement informé des conditions actuelles de la flotte. Geary finit par brandir une main péremptoire. « Il faut prendre une décision et c’est ma responsabilité. Voici notre ligne de conduite : je vais mener cette flotte à Sancerre parce que ce système reste notre meilleur espoir de survie à long terme. Une fois là-bas, nous infligerons un sévère revers aux Syndics et, par la même occasion, nous vengerons l ’Anelace, le Baselard, le Masse et le Cuirasse. »
Plus d’un commandant continuait d’avoir l’air mécontent et d’implorer Numos du regard, comme pour lui demander de poursuivre le débat, mais Geary lui avait déjà imposé le silence d’un coup d’œil comminatoire. Plus capital encore, la plupart donnaient l’impression d’être non seulement désireux de se plier aux arguments de Geary, mais encore d’être convaincus de leur bien-fondé. « C’est tout, conclut-il. L’ordre de refaire manœuvre vers notre point d’émergence dans ce système sera diffusé dans quelques minutes. »
Son auditoire s’éclaircit en quelques secondes, ne laissant que le capitaine Desjani et l’hologramme du capitaine Duellos. La première se leva avec un sourire maussade. « Nouvelle victoire, capitaine.
— Je crois que je préfère encore combattre les Syndics, avoua Geary. Veuillez, s’il vous plaît, donner à l ’Indomptable l’instruction de transmettre l’ordre de changement de cap. Exécution à… (il consulta les relevés) T vingt.
— Oui, capitaine. » Desjani salua avant de prendre congé.
Geary adressa un signe de tête à Duellos. « Merci de votre soutien. »
L’autre lui retourna un regard sceptique. « Vous ne vous attendez pas réellement à ce que les Syndics nous permettent d’accéder à ce portail de Sancerre, n’est-ce pas ? »
Geary baissa les yeux et fit la grimace. « Non. Ils savent, me semble-t-il, qu’ils ne peuvent pas se permettre de laisser cette flotte regagner l’espace de l’Alliance avec une clef de leur hypernet opérationnelle. Elle disposerait alors d’un atout décisif dans cette guerre.
— Si bien qu’ils opteront pour une mesure extrême : détruire ce portail plutôt que de nous laisser y accéder.
— Probablement. » Geary haussa les épaules. « Il restera toujours une chance pour qu’ils s’y refusent. Très mince, mais réelle.
— Exact. » Duellos soupira. « Sans ce portail, la flotte ne vous aurait pas suivi à Sancerre. Vous en êtes conscient ?
— J’en suis conscient.
— Mais, si nous y arrivons et si nous remportons la victoire, vos contempteurs auront du mal à trouver un public. » Duellos salua très correctement. « C’est un risque énorme, mais vous avez mérité notre confiance. »
Geary lui rendit son salut. « Merci.
— Vous êtes certain que les propulseurs de saut pourront nous mener de Cydoni à Sancerre ?
— Absolument. »
Après le « départ » de Duellos, Geary regagna avec lassitude sa cabine. Sa présence sur la passerelle pendant la manœuvre de la flotte n’était pas requise puisqu’il pourrait y assister sur ses propres écrans. En temps normal, il aurait néanmoins choisi de s’y rendre pour combler les vœux d’un équipage soucieux des appréciations de son commandant sur la manière dont il effectuait son travail, mais, vidé par les arguments trop souvent hostiles qu’il avait dû affronter, il avait bien besoin d’un peu de repos.
Il s’aperçut que la coprésidente Rione l’attendait devant son écoutille, se rendit compte qu’elle avait eu tout le temps de s’informer du déroulement de la réunion auprès des commandants de la République de Callas, constata que le feu couvait dans ses yeux, à peine réprimé, et comprit qu’il n’aurait pas de sitôt droit au répit.
Rione garda le silence jusqu’à ce qu’il fût entré, lui emboîta le pas à l’intérieur et attendit que l’écoutille se fût refermée avant de lui foncer dessus en affichant ouvertement ses sentiments.
En la regardant, Geary s’aperçut qu’il n’avait encore jamais vu la coprésidente Victoria Rione réellement en colère. C’était là un spectacle auquel il espérait bien ne plus jamais devoir assister. « Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? » lâcha-t-elle en donnant l’impression de cracher chacun de ses mots.
Geary choisit soigneusement les siens. « Il me semble que c’est la meilleure ligne d’action…
— Vous avez trahi cette flotte ! Vous avez trahi l’Alliance ! Et vous m’avez trahie, moi ! »
Vacillant sous cette averse de paroles courroucées, Geary n’en retint pas moins la toute dernière phrase. « Je vous ai trahie ? En quelle manière ? »
Rione recula d’un pas, écarlate. « Ça… peu importe. Je me suis mal exprimée. Ce que je voulais dire, c’est que vous avez trahi tout le monde dans cette flotte, tous les officiers et les matelots qui avaient fini par croire que vous la dirigeriez avec intelligence ! Je n’ai jamais œuvré contre vous. J’ai toujours tenté de vous soutenir, persuadée que vous aviez donné la preuve de votre absence d’ambition personnelle et d’un certain bon sens. Je me trompais, capitaine Geary. En me leurrant sur vos véritables intentions, vous avez réussi à conduire sournoisement cette flotte là où vous pourriez enfin jouer au héros, héros que, de toute évidence, vous avez toujours cru être. Et vous avez fait de moi la complice écervelée de vos magouilles !
— Je ne suis pas un héros, rétorqua sèchement Geary. Il ne s’agit nullement de ça. Si vous preniez seulement la peine de réfléchir à mes raisons de…
— Vos raisons ? Je les connais déjà, vos raisons, s’entêta Rione. Vous craignez que le capitaine Falco ne vous confisque le commandement. J’ai entendu ce qu’il vous a dit quand il vous a prévenu que, si vous ne vous montriez pas assez hardi, la flotte se trouverait un autre chef. Si bien que, pour empêcher ça, vous êtes prêt à risquer son anéantissement ! Comme si elle n’était, avec tous ceux qui la composent, qu’un simple jouet que le capitaine Falco et vous-même vous disputeriez comme deux gamins envieux. “Si je ne peux pas l’avoir, personne ne l’aura” ! »
Geary parvint péniblement à maîtriser sa fureur. « Madame la coprésidente, grinça-t-il, j’ai extrapolé à partir de toutes les lignes d’action possibles et…
— Vraiment ? Et où sont les preuves de ces extrapolations, capitaine Geary ? »
La question le déstabilisa quelques secondes. « Vous avez accès à mes modèles et simulations stratégiques ? Ils sont censément soumis à la plus stricte confidentialité. »
Rione avait l’air de regretter d’avoir laissé échapper cet aveu, mais elle n’en hocha pas moins la tête impérativement. « Auriez-vous quelque chose à cacher, capitaine Geary ? Comme par exemple l’absence totale d’archives de ces simulations dont vous prétendez qu’elles justifient votre décision ?
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