— Il ne sera pas gardé assez puissamment pour nous inquiéter », rectifia Geary en témoignant d’une assurance bien supérieure à celle qu’il ressentait réellement. Les chances pour qu’il se fourvoie complètement n’étaient pas minces. Mais il ne pouvait guère l’admettre publiquement et espérer malgré tout les convaincre. « Les Syndics devront envoyer de forts détachements dans toutes les directions pour tenter de nous retrouver et de nous intercepter. Jamais ils ne soupçonneront que nous avons eu le culot de frapper Sancerre, même si quelqu’un chez eux se rappelle que les propulseurs de saut nous permettent d’atteindre ce système depuis Cydoni. Quant au réapprovisionnement, ce ne sera pas un problème. Sancerre est un centre de chantiers spatiaux à la très forte population. Nous devrions y trouver tout ce qu’il nous faut.
— Dont un portail de l’hypernet, fit remarquer le capitaine Tulev.
— Exact, acquiesça Geary de la tête, avant de regarder autour de lui et de lire l’incertitude sur la plupart des visages. S’ils le détruisaient, ils interdiraient à leurs renforts d’arriver rapidement. Sinon… » Il laissa la phrase en suspens, attendant délibérément que quelqu’un saisisse la balle au bond.
« … nous pourrions rentrer chez nous, souffla quelqu’un. Très vite. »
Numos lança à Geary un regard acéré. « La clef de l’hypernet que nous avons achetée à ce traître existe encore bel et bien, donc ?
— En effet.
— Nous aurions pu gagner Cadiz et nous y en servir ! »
Le stupide entêtement de Numos lui fit monter la moutarde au nez. « Comme nous l’avons décidé sur le moment, Cadiz était une destination par trop évidente. Les Syndics nous y attendaient certainement, avec des forces bien supérieures aux nôtres.
— Mais ce ne sera pas le cas à Sancerre ? demanda Numos. Comment pouvez-vous prendre un risque aussi démentiel ? »
Geary le dévisagea froidement. « Je me croyais réputé trop prudent ! M’accuseriez-vous à présent d’être trop téméraire ? » Il fit courir son regard sur les autres officiers. « Vous connaissez la vérité aussi bien que moi. Les Syndics n’ont pas posé un mais trois pièges à notre intention dans ce système. Ils ont fait passer partout le mot de toutes nos destinations envisageables si nous poursuivions notre route vers l’espace de l’Alliance, et cette information nous précède. La seule façon de bouleverser leurs plans et de préserver cette flotte, c’est de réagir de manière si inattendue, non pas une seule fois mais à trois reprises, qu’il leur faudra se décarcasser pour nous rattraper. » Il pointa de nouveau le doigt. « Même avant l’hypernet, Sancerre était le plus gros centre de chantiers spatiaux, pas seulement parce que c’est un système stellaire prospère, mais aussi parce que six autres, sans compter Cydoni, se trouvent à portée de saut. Six possibilités, donc, dont cinq nous ramènent vers l’Alliance. La distance à parcourir ne m’excite guère, évidemment, mais nous porterons un coup majeur aux Syndics, nous déjouerons leur plan, qui consiste à continuer de nous harceler pour nous épuiser avant de nous piéger, et nous pourrons aussi engranger tout ce dont nous aurons besoin pour continuer.
— Et, si tout fonctionne comme nous l’espérons, nous disposerons peut-être aussi d’un portail de l’hypernet pour rentrer au bercail », ajouta le capitaine Duellos.
Trop de regards restaient braqués sur la trajectoire tracée par Geary. À leur seule expression, il savait que ces officiers étaient en train d’évaluer dans quelle mesure son plan les éloignerait de l’espace de l’Alliance. « Si notre objectif est bien de rentrer chez nous et d’infliger en chemin le maximum de dégâts aux Syndics, alors Sancerre est effectivement notre prochaine étape, déclara-t-il emphatiquement.
— C’est absurde ! s’exclama Numos. J’exige un vote. »
Geary le fixa d’un œil glacé. « On ne vote pas dans ma flotte.
— Si l’on m’oblige à foncer plein pot dans le territoire du Syndic pour une mission suicide, je devrais avoir mon mot à dire ! Nous tous, d’ailleurs ! »
Le capitaine Tulev émit un bruit écœuré. « Vous avez déjà voté dans ce sens. Quand l’amiral Bloch commandait encore cette flotte. Ou bien auriez-vous oublié que c’est à la suite de ce scrutin que nous nous sommes retrouvés dans le pétrin ? »
Numos rougit de colère. « La situation était complètement différente. Où est le capitaine Falco ? De quel avis est-il ?
— Il faudra le lui demander, lui conseilla Geary. Il me l’a déjà donné. » Et je n’en ai pas tenu compte. Mais ils n’ont pas à le savoir.
« Où est le capitaine Falco ? insista le capitaine Faresa, secondant Numos comme à son habitude.
— Il subit actuellement des tests recommandés par le personnel médical de l’ Indomptable », répondit le capitaine Desjani d’une voix aussi calme et pondérée que si elle livrait un rapport de routine.
Geary s’efforça de ne pas sourire ni d’afficher un air surpris. Il n’aurait jamais imaginé que Desjani pût se montrer si tortueuse.
Faresa n’en semblait pas moins furibonde. « Des tests médicaux ?
— Oui, confirma Desjani sans s’émouvoir. Pour son propre bien. Il a été soumis à des efforts physiques considérables dans ce camp de travail, et aussi, bien sûr, à une très forte pression dans la mesure où il était l’officier supérieur de l’Alliance détenu. À la suite de son premier contrôle médical, les médecins de la flotte ont exprimé certaines inquiétudes et exigé dès que possible un examen complémentaire.
— Qu’a recommandé le capitaine Falco ? s’enquit une voix.
— Les conseils qu’il m’a donnés ne concernent que nous deux », répondit Geary. Ça ne se passait pas très bien, de sorte qu’il décida de développer. « Disons que le capitaine Falco n’a pas eu entièrement le temps de se familiariser avec la situation que connaît actuellement la flotte. Il a aussi recommandé que nous soumettions les deux planètes habitées de ce système à un bombardement plus intense. Je n’ai pas trouvé ce conseil avisé, humain ni justifié, et j’ai donc décliné.
— Le capitaine Falco est un grand combattant, fit remarquer le commandant de la Brigantine au terme d’un long silence.
— Mon père a servi sous ses ordres », ajouta celui de l’ Inébranlable.
C’en était trop pour Geary. « Beaucoup de spatiaux sont morts sous ses ordres. » Un murmure accueillit ce commentaire brutal. « Ceux qui souhaiteraient comparer ma combativité à celle du capitaine Falco peuvent toujours confronter ce qui s’est passé à Caliban avec chaque bataille livrée par lui. Puisqu’il me semble que nous servons mieux l’Alliance et protégeons mieux nos foyers en vainquant et en survivant, je ne crains aucune comparaison entre nos quotas respectifs de pertes en vaisseaux et en hommes.
— J’ai servi à Batana sous ses ordres, fit observer le capitaine Duellos sur un ton détaché. Ma première et presque dernière bataille. Mon commandant a fait ensuite remarquer que nos pertes et celles du Syndic étaient quasiment équivalentes, et que le capitaine Falco aurait pu se contenter, pour parvenir au même résultat à moindre effort, d’ordonner à chacun de nos vaisseaux d’éperonner un bâtiment du Syndic.
— Le capitaine Falco est un héros de l’Alliance ! s’insurgea un autre.
— Le capitaine Falco est un officier de cette flotte, rectifia sèchement le commandant Cresida. Allons-nous de nouveau élire nos commandants en chef alors que nous savons à quel point cette méthode nous a réussi par le passé ? Le capitaine Geary vous a-t-il donné des raisons de mettre en doute son jugement ? Combien d’entre vous auraient-ils choisi de mourir à Caliban pour ajouter plus de gloire à la bataille ? »
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