Il avait déjà entendu cela quelque part. « Je crois comprendre. “Le moral l’emporte sur les facteurs matériels dans un rapport de trois contre un.” Sans doute cet état d’esprit n’a-t-il pas encore entraîné assez de catastrophes pour impressionner les tenants les plus fermes de l’esprit combatif, pour qui il restait le nerf de la guerre. »
Desjani eut un sourire sans joie. « Tout credo repose davantage sur la foi que sur des preuves tangibles, capitaine. » Comme celle qu’il inspirait, par exemple, ou, plutôt, celle qu’inspirait Black Jack Geary et dont il avait réussi à faire bon usage. Il hocha la tête. « Exact, en effet. Ces “croyants” sont-ils assez nombreux pour remettre le commandement au capitaine Falco ?
— Non, capitaine. Nombre d’entre eux restent passifs, mais ils n’en sont pas pour autant enclins à soutenir Falco. Vos performances en ont impressionné beaucoup, capitaine. » Elle avait dû ressentir cette fois la gêne de Geary. « Vous en avez apporté la preuve à tous à Caliban, même si les leçons de cette bataille mettent un certain temps à pénétrer la flotte. Et, parce que vous m’avez demandé de vous parler en toute franchise, je dois ajouter que vos positions morales ont profondément troublé beaucoup d’officiers et de matelots, dans la mesure où elles se fondent sur les valeurs de nos ancêtres et ce qu’ils attendraient de nous. Nous avons tant oublié, ou nous nous sommes autorisés à tant oublier, et vous nous l’avez rappelé. »
Trop gêné pour croiser son regard, Geary fixait la table. « Merci. J’espère que je serai à la hauteur de ces affirmations, capitaine Desjani. Cela dit, la réunion stratégique que je compte tenir risque d’être houleuse.
— C’est souvent le cas », fit-elle observer.
Il eut un sourire fugace. « Ouais. Mais je m’attends à pire que d’ordinaire. En partie parce que le capitaine Falco y assistera certainement, en partie pour ce que je vais proposer.
— Que comptez-vous faire, capitaine ?
— Je compte conduire cette flotte à Sancerre.
— Sancerre ? » Desjani, l’air intriguée, donna un instant l’impression de chercher dans ses souvenirs puis écarquilla les yeux. « En effet, capitaine. Il y aura des problèmes. »
Geary gagna la passerelle en vérifiant l’heure ; il n’y arriva que juste avant le moment prévu pour le bombardement cinétique. Il s’installa dans son fauteuil de commandement, tandis que Desjani le saluait d’un signe de tête, comme si elle se trouvait là depuis des heures alors qu’elle ne l’y avait précédé que de quelques minutes.
L’hologramme planétaire s’afficha obligeamment, les sites ciblés en surbrillance. Il les scanna encore, tout en songeant à ce pouvoir qui lui était accordé de détruire des planètes entières. Falco avait paru disposé à s’en servir, voire avide d’y recourir, mais il fallait dire aussi que, s’il avait passé vingt ans sur ce caillou aride qu’était Sutrah Cinq, Geary lui-même aurait peut-être envie de déchaîner l’enfer sur ce monde. « Vous pouvez procéder au bombardement prévu. »
Desjani hocha de nouveau la tête puis fit signe à la vigie du système de combat, qui se contenta d’appuyer sur une touche puis d’entrer l’autorisation.
Tout avait l’air si facile, net et sans bavures. Geary activa l’hologramme de la flotte puis vit ses cuirassés commencer à lâcher des bordées. De simples masses de métal aérodynamiques et chemisées d’une céramique spéciale, destinée à empêcher leur vaporisation par la friction atmosphérique avant l’impact. Bénéficiant déjà de la vitesse acquise des vaisseaux qui les larguaient, les bombes cinétiques tomberaient vers leur cible planétaire en accélérant et en atteignant peu à peu, sous l’attraction de la planète, une vélocité encore supérieure tout en se chargeant à chaque mètre parcouru d’un peu plus d’énergie cinétique. Quand elles frapperaient la surface, elles libéreraient cette énergie accumulée lors d’explosions ne laissant que vastes cratères et ruines délabrées.
Geary suivait des yeux la trajectoire parabolique de ces bombes dans l’atmosphère de Sutrah Cinq en se demandant l’effet qu’elle produisait sur ses habitants. « On doit se sentir impuissant.
— Capitaine ? » Geary se rendit subitement compte qu’il avait parlé à voix haute.
« Je songeais seulement à ce qu’on devait éprouver à la surface d’une planète soumise à un tel bombardement, reconnut-il. Pas moyen de l’empêcher quand on a la malchance de se trouver sur un site ciblé, ni de courir assez vite pour éviter une de ces bombes, et aucun abri susceptible de supporter la collision. »
Desjani y réfléchit et ses yeux se voilèrent. « Je n’y avais jamais vraiment réfléchi sous cet angle. Certaines planètes de l’Alliance en ont aussi été victimes, et je me souviens qu’en l’apprenant j’avais été atterrée de n’avoir pu empêcher ça. Mais, oui, en effet… j’aime autant me trouver dans un appareil capable de manœuvrer et de riposter. »
Les bombes cinétiques destinées à Sutrah Cinq scintillaient toutes à présent, témoignant de la chaleur que leur imprimait leur traversée de l’atmosphère ; des dizaines de lucioles mortelles fondant vers la surface. Depuis la position de l’Indomptable dans l’espace, Geary voyait la partie de Sutrah Cinq plongée dans la nuit et le ciel nocturne lui-même illuminé par ce flamboyant, féroce et destructeur feu d’artifice. « Il n’y a aucun honneur à tuer des gens qui ne peuvent pas se défendre, murmura-t-il en songeant à ce que Falco l’avait pressé de faire.
— Non », répondit Desjani en approuvant de la tête, à sa grande surprise.
Il se souvint de l’avoir entendue se plaindre, à une certaine occasion, de la trop courte portée des champs de nullité et du fait qu’ils n’opéraient pas dans un puits de gravité, si bien qu’on ne pouvait les employer contre une planète. Il se demanda si elle professait encore cette opinion.
Il zooma sur son hologramme pour obtenir une vision plus précise d’une des cibles, site industriel encore en activité qui, sur l’imagerie multispectrale, montrait des équipements diffusant de la chaleur tandis qu’il émanait de leurs câbles un rayonnement diffus de signaux électroniques. Rien n’indiquait pourtant que le site fût encore peuplé et tout portait à croire qu’on avait pris l’avertissement au sérieux et évacué les lieux. Geary ne distingua pas réellement la bombe cinétique car elle se déplaçait trop vite pour l’œil humain, mais une silhouette floue de rocher, suivie d’un éclair aveuglant automatiquement oblitéré par les senseurs de l’ Indomptable, traversa l’écran de son imagination. En ramenant l’image à l’échelle précédente, il vit irradier d’un nuage de matériaux volatilisés des ondes de choc qui fracassèrent les immeubles et firent onduler le sol de la planète comme le pelage d’un animal piqué par un insecte. Il recula encore et ces nuages en forme de champignon que l’humanité n’avait que trop bien appris à connaître se déployèrent dans les cieux de Sutrah Cinq tandis que des impacts multiples touchaient les sites ciblés, détruisant en quelques instants toutes les installations industrielles et les réseaux de communication que les hommes avaient mis des siècles à installer sur la planète.
Partagé entre la fascination qu’exerçait sur lui ce spectacle de destruction et le chagrin que lui inspirait sa nécessité, il sélectionna un site particulier et zooma dessus. La cible de la chaîne de montagnes n’offrait pas au regard une vision de désolation aussi flagrante que les autres car la bombe cinétique qui l’avait visée avait été façonnée de manière à pénétrer profondément dans la roche à l’endroit de l’impact. Le cratère était plus profond mais aussi plus étroit qu’ailleurs, un peu comme si l’on avait lancé sur la planète un javelot guidé vers une cible précise. Ce qui était d’ailleurs le cas puisque son haut commandement s’était réfugié dans cette planque secrète. Geary se demanda si ces officiers supérieurs, qui avaient consenti à faire courir à d’autres le risque d’un bombardement, avaient eu le temps de se rendre compte qu’eux-mêmes, finalement, n’y seraient pas en sécurité.
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