— Non ! Par notre supériorité numérique et le recours efficace à de vieilles tactiques qu’ils n’étaient pas prêts à affronter, rectifia Geary. Jusque-là, j’ai pu constater qu’ils combattraient même en cas d’infériorité numérique écrasante, et quand bien même le sens commun leur soufflerait de s’abstenir de provoquer une flotte susceptible d’effacer des planètes entières.
— Nul n’a jamais dit que les Syndics étaient intelligents, insinua Falco en souriant derechef. Notre propos est d’engager le combat avec leur flotte pour la détruire, et tant mieux s’ils se ruent à leur perte.
— Mon propos à moi est de ramener le plus grand nombre possible de vaisseaux de cette flotte dans l’espace de l’Alliance », corrigea Geary. Il se demanda fugacement s’il devait annoncer à Falco que la clef de l’hypernet du Syndic se trouvait à bord de l ’Indomptable et révoqua aussitôt cette pensée. S’il se fondait sur ce qu’il avait vu et entendu jusque-là, il ne pouvait s’y fier suffisamment pour lui confier une information aussi cruciale. « Avec un peu de chance, nous infligerons sur le trajet de gros dégâts à leur effort de guerre, mais notre objectif suprême est de ramener cette flotte au bercail. »
Falco le fixa cette fois d’un œil sincèrement scandalisé. « Vous ne pouvez pas décliner le combat ! »
Geary se leva et entreprit d’arpenter lentement sa cabine sans regarder l’autre capitaine. « Pourquoi ça ?
— C’est… C’est la flotte de l’Alliance !
— Exactement. » Il jeta à Falco un regard atone. « Et je n’ai pas l’intention de la mener vainement à sa perte. Sa destruction ne servirait que les intérêts du Syndic. Comme je l’ai déjà déclaré, je ne combattrai, dans la mesure du possible, que là et quand je l’aurai choisi.
— Vous êtes censément Black Jack Geary !
— Je suis John Geary, et je ne gaspillerai ni les vaisseaux ni la vie des matelots de cette flotte. »
Sur les traits de Falco, la stupeur céda la place à l’entêtement borné. « Incroyable ! Quand les capitaines de vaisseau voteront…
— La stratégie de ma flotte n’est soumise à aucun scrutin, capitaine Falco. »
Cette dernière affirmation parut davantage sidérer son interlocuteur que tout ce que Geary lui avait déclaré jusque-là. Geary se persuadait de plus en plus qu’à l’instar de feu l’amiral Bloch, Falco avait surtout employé ses talents à se positionner sur l’échiquier politique de façon à contrôler l’issue de ces scrutins plutôt qu’à se mettre au service de la stratégie ou des tactiques militaires. Ses plus grandes victoires avaient sans doute été remportées lors de telles réunions stratégiques et non sur le champ de bataille. « La tradition exige que la sagacité et l’expérience communes de tous les commandants de vaisseaux de la flotte jouent leur rôle dans les prises de décision concernant sa ligne d’action, fit remarquer Falco lentement, comme pour s’assurer que Geary comprendrait bien ses paroles.
— La tradition ! » Geary se remit à faire les cent pas en secouant la tête. « Il me semble en savoir un peu plus long que vous sur la manière dont se comportait cette flotte. Essayez déjà le règlement. L’ordre, la discipline et le commandement unique. Je suis le commandant en chef de cette flotte, capitaine Falco. J’écoute les conseils et je reste ouvert aux suggestions, mais je déciderai seul de ce qu’elle fera ou ne fera pas.
— Vous devez témoigner aux commandants de cette flotte tout le respect qui leur est dû ! »
Geary hocha la tête. « Nous sommes d’accord sur ce point, mais faire preuve de respect n’est pas synonyme d’esquiver ses responsabilités. » Falco affichait un orgueil têtu et refusait de céder. Il avait sans doute livré ses batailles de la même façon, se rendit compte Geary : en refusant d’admettre ou de s’avouer que tel ou tel assaut frontal ne pouvait qu’échouer. Assez curieusement, il avait l’air sincère ; il croyait réellement que c’était la meilleure façon de procéder.
En conséquence, Geary s’efforça de maîtriser sa voix et de choisir ses mots : « Je respecte profondément les officiers qui servent sous mes ordres, ainsi que les traditions de la flotte. Je suis également contraint de remplir mes devoirs comme je les comprends, en fonction des règles et règlements de la flotte. J’ai pris la peine de vérifier et ils ne disent strictement rien de scrutins destinés à avaliser les décisions du commandement.
— Il ne s’agit pas d’adhérer aveuglément à des règles qui, face à la menace que nous affrontons, pourraient fort bien être caduques », déclara Falco.
Geary reconnut les termes. Falco les avait employés à de nombreuses occasions avant sa capture, d’ordinaire pour vilipender le gouvernement de l’Alliance. « Pour le meilleur ou pour le pire, capitaine Falco, je continue de respecter intérieurement ces règles “caduques” et j’insiste pour que la flotte s’y plie aussi.
— Je le répète, je persiste à…
— Vous n’en avez pas l’autorité. Je suis ici l’officier supérieur. J’assure le commandement. Je ne trouve pas que des procédures de décision fondées sur des votes et des commissions soient une bonne idée, et je ne m’y plierai pas. Ça ne changera jamais. » Falco fit mine de reprendre la parole mais Geary lui cloua le bec d’un regard comminatoire. « Vous m’avez fait une première suggestion. En avez-vous une autre ? »
Falco se leva finalement à son tour, le visage écarlate. « J’ai parcouru le projet des frappes planétaires. La première salve de projectiles cinétiques lancés sur les deux planètes habitées de ce système laissera de nombreuses cibles intactes. Nous devons y éradiquer toutes les infrastructures du Syndic.
— Je compte frapper les installations industrielles, militaires et gouvernementales, capitaine Falco.
— Vous allez laisser la vie à de nombreux travailleurs qui continueront d’œuvrer pour les Mondes syndiqués. Leur collaboration à l’effort de guerre doit être enrayée de façon permanente.
— “Enrayée de façon permanente” ? Est-ce à dire qu’il faudrait les tuer tous ? »
Falco lui jeta un regard lourd d’incompréhension. « Nous menons une guerre au nom de toutes les valeurs auxquelles nous croyons, capitaine Geary. Nous ne pouvons permettre à des finasseries juridiques de nous empêcher de protéger nos foyers et nos familles.
— Des “finasseries juridiques” ? C’est le nom que vous leur donnez, capitaine Falco ? Selon vous, ce serait le seul obstacle qui se dresserait entre nous et le massacre des civils de ces deux planètes ? » demanda-t-il sur un ton imbu d’un calme trompeur.
La question eut l’air de mystifier Falco ; il y répondit comme on s’adresse à un enfant. « Ce sont des rouages de la machine de guerre du Syndic. Nous ne pourrons l’emporter qu’en réduisant ses capacités à néant et sous tous ses aspects.
— Et vous croyez sincèrement qu’un tel geste refléterait nos valeurs ? Que nos ancêtres verraient d’un bon œil ce génocide ?
— Les Syndics ont fait bien pire !
— C’est bien pour cette raison que nous les combattons, non ? » Geary trancha l’air du plat de la main. « Je ne commettrai ni ne permettrai d’atrocités tant que je serai aux commandes. Nous tirerons une salve et une seule de projectiles cinétiques sur ces planètes, pour rendre aux Syndics la monnaie de leur pièce. Les cibles seront industrielles, militaires et gouvernementales. Point final. »
Falco avait l’air partagé entre stupéfaction et fureur. « J’ai entendu dire que vous aviez épargné des Syndics prisonniers, mais je ne vous croyais pas à ce point laxiste.
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