— Quoi donc ?
— Causer tout seuls. Voulez écouter ?
— Seigneur, non. Où est la délicieuse Miss Shears ?
— Sortie faire son petit tour.
— Préviens Bernie, la prochaine fois, qu’il voie ce qu’elle bricole durant ses petites promenades…
— Bernie… (Et Pétale se mit à rire.) Il reviendrait les pieds devant, le con !
Cette fois, c’était au tour de Swain de rire.
— Ça serait pas une mauvaise chose, en fin de compte. Bernard nous échappe et la fameuse fille-rasoir semble avoir étanché sa soif… Tiens, sers-nous-en un autre.
— Rien pour moi. Direction le lit, à moins que vous n’ayez encore besoin de moi…
— Non, dit Swain…
— Donc, reprit Colin tandis que Kumiko rouvrait les yeux pour le découvrir toujours assis au pied du lit, il y a dans votre chambre un enregistreur à déclenchement vocal ; le garde du corps a repassé la bande et vous a entendue vous adresser à moi. Notre second segment, à présent, est plus intéressant. Votre hôte est installé avec son second whisky, et voilà notre Sally qui entre en scène…
— Salut, entendit-elle Swain lancer, on est allée prendre l’air ?
— Allez vous faire foutre.
— Vous savez, dit Swain, rien de tout ceci n’était mon idée. Vous devriez tâcher de garder cela à l’esprit. Vous savez fort bien qu’ils me tiennent également à la gorge.
— Vous savez, Roger, il y a des moments où j’aurais tendance à vous croire…
— Essayez. Ça faciliterait les choses.
— À d’autres moments, je serais tentée de vous trancher la gorge.
— Votre problème, ma chère, c’est que vous n’avez jamais appris à déléguer ; vous voulez toujours tout faire seule.
— Écoute, connard, je sais d’où tu sors, et je sais comment t’es arrivé ici, et je veux pas savoir jusqu’où t’as dû enfoncer ta langue dans le cul de Yanaka ou de n’importe qui pour y parvenir. Sarakin !
Kumiko n’avait jamais encore entendu ce mot.
— J’ai encore eu de leurs nouvelles, dit Swain, d’une voix égale, sur le ton de la conversation. Elle est toujours sur la côte mais on dirait qu’elle s’apprête à partir. Vers l’Est, très probablement. Pour regagner votre ancien manoir. Je crois que c’est notre meilleure carte, franchement. La maison est impossible. Il y a assez de vigiles sur ce bout de terrain pour arrêter une armée de bonne taille…
— Vous essayez encore de me raconter que c’est un simple enlèvement, Roger ? De me dire qu’ils vont la séquestrer pour demander une rançon ?
— Non. On n’a pas parlé de la rendre contre de l’argent.
— Alors, pourquoi ne l’engagent-ils pas, cette armée ? N’ont aucune raison de s’arrêter à mi-chemin, pas vrai ? Pourraient utiliser des mercenaires, pas vrai ? Les spécialistes du kidnapping qu’emploient les multinationales. Elle ne constitue pas une cible bien difficile, certainement pas plus que certains chercheurs de haut niveau. Merde, faut mettre des pros dans le coup…
— Pour la centième fois, je vous répète que ce n’est pas ce qu’ils veulent. Ce qu’ils veulent, c’est vous.
— Roger, par quoi vous tiennent-ils, vous, hein ? Je veux dire, est-ce que vous ignorez vraiment par quoi ils me tiennent, moi ?
— Oui, je l’ignore. Mais en prenant mon cas personnel, je peux hasarder une hypothèse…
— Ouais ?
— Tout.
Pas de réponse.
— Il y a une autre approche, reprit-il. Qui est apparue aujourd’hui. Ils veulent donner l’impression qu’on l’a éliminée.
— Quoi ?
— Ils veulent faire croire qu’on l’a tuée.
— Et comment est-on censés y parvenir ?
— Ils nous fourniront un corps.
— Je suppose, intervint Colin, qu’elle a quitté la pièce sans autre commentaire : l’enregistrement s’achève ici.
Il passa une heure à vérifier les roulements de la scie puis les lubrifia de nouveau. Il faisait déjà trop froid pour bosser ; il faudrait qu’il se décide à chauffer la pièce où il rangeait les autres, les Enquêteurs, le Hache-corps et la Sorcière. Ce qui en soi suffirait à bouleverser son arrangement avec Gentry, mais ce n’était qu’un point mineur par rapport à l’autre problème : expliquer son accord avec Kid Afrika et justifier la présence de deux étrangers dans la Fabrique. Il n’y avait pas moyen de discuter avec Gentry ; c’était lui qui fournissait le jus parce que c’était lui qui le soutirait à l’Électro-nucléaire ; sans ses passes mensuelles à la console, sans les mouvements rituels qui permettaient de continuer à faire croire à la Compagnie que la Fabrique était située ailleurs, chez un autre abonné qui réglait la facture, ils n’auraient pas d’électricité du tout.
Et Gentry était de toute façon si bizarre, songea-t-il, en sentant craquer ses genoux quand il se releva, tout en sortant de sa poche de blouson la télécommande du Juge. Gentry était convaincu que le cyberspace avait une Forme, une structure globale. Ce n’était pas une idée particulièrement bizarre en soi, mais Gentry avait cette conviction obsessionnelle que la Forme était d’une importance primordiale. L’appréhension de la Forme était devenue sa quête du Graal.
La Ruse avait un jour stimé une séquence Senso/Rézo sur la forme de l’univers ; pour lui, l’univers représentait tout ce qui existe, alors comment pouvait-il avoir une forme ? S’il en avait une, alors quelque chose autour devait la contenir, non ? Et si ce quelque chose existait, alors ne faisait-il pas également partie de l’univers ? C’était exactement le genre de raisonnement dans lequel il valait mieux éviter de se lancer avec Gentry, parce que Gentry était du genre à vous emmêler inextricablement les idées. Pour la Ruse, le cyberspace n’avait, de toute façon, aucun rapport avec l’univers ; ce n’était qu’un moyen de représenter des données. L’Électro-nucléaire avait toujours ressemblé à une grosse pyramide aztèque rouge, mais si les gens de l’Électro-nucléaire le voulaient, ils pouvaient lui donner n’importe quel aspect. De plus, chaque entreprise était propriétaire de son image. Alors, comment s’imaginer que la matrice dans son ensemble puisse avoir une forme particulière ? Et même dans ce cas, cela devait-il obligatoirement signifier quelque chose ?
Il effleura l’interrupteur du boîtier de commande ; à dix mètres de là, le Juge gronda et trembla.
Henry la Ruse détestait le Juge. Un truc que les critiques d’art ne comprenaient jamais. Ça ne voulait pas dire qu’il n’avait pas eu de plaisir à le construire, à l’avoir sorti de lui et matérialisé afin de pouvoir le contempler, le surveiller et, au bout du compte, être en quelque sorte libéré de son concept, mais ça n’équivalait certainement pas à l’aimer.
Haut de près de quatre mètres, avec des épaules de deux mètres de large, dépourvu de tête, le Juge se dressait, tremblant, dans sa carapace en patchwork couleur de rouille un peu passée. Il était parvenu à obtenir cette apparence à l’aide de produits chimiques et d’abrasifs, et il avait appliqué ce traitement sur presque tout l’engin ; mis à part les froides dents des scies circulaires et les surfaces réfléchissantes des articulations, tout le reste du Juge avait cette teinte, ce fini, pareils à ceux d’un très vieil outil soumis à un rude emploi quotidien.
Il poussa sur le manche à balai et le Juge fit un pas, puis un autre. Les gyros marchaient à la perfection ; même avec un bras en moins, la chose évoluait avec une terrifiante dignité, bien campée sur ses énormes pieds.
La Ruse sourit dans la pénombre de la Fabrique tandis que le Juge approchait de son pas lourd, une-deux, une-deux. Il pouvait se remémorer la moindre étape de sa construction, s’il le désirait ; ce travail de la mémoire lui procurait le réconfort dont il avait besoin.
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