À l’autre bout de la place, l’évangéliste mit la sono à fond, au beau milieu de ses divagations, comme s’il avait attendu de s’être échauffé jusqu’à une fureur postillonnante pour allumer son ampli ; le jésus holographique agitait ses bras drapés de blanc avec des gesticulations furieuses en direction du ciel, de la galerie, du ciel encore. « L’extase, disait le prédicateur. L’extase vient. »
Mona tourna au coin d’une rue au hasard, réflexe automatique pour éviter un cinglé, et se retrouva en train de longer des tables de jeu aux tapis vieillis par le soleil, sur lesquelles s’étalait tout un bric-à-brac : appareils de simstim indos, cassettes d’occasion, aiguilles bariolées de microgiciels plantées dans des blocs de polystyrène expansé bleu pâle. Un portrait d’Angie Mitchell était scotché derrière l’une des tables, un poster que Mona n’avait jamais vu. Elle s’arrêta pour l’étudier avidement, remarquant d’abord la tenue et le maquillage de la star, puis cherchant à reconnaître l’arrière-plan, à situer le cliché. Inconsciemment, elle modifia son expression pour copier à peu près celle d’Angie sur l’affiche. Pas tout à fait un sourire. Une espèce de demi-sourire, un peu triste peut-être. Mona éprouvait des sentiments particuliers à l’égard d’Angie. Parce que, et les clients le lui disaient souvent, parfois elle lui ressemblait. Comme une jeune sœur. Mais le nez de Mona était plus busqué et Angie n’avait pas ses pommettes constellées de taches de rousseur. Plus Mona contemplait l’affiche, plus son demi-sourire-Angie s’élargissait, submergée qu’elle était par la beauté du poster, le luxe de la pièce photographiée : elle supposa qu’il devait s’agir d’un château, là où elle vivait, sans aucun doute, avec tout un tas de gens pour la servir, la coiffer, ranger ses habits, parce qu’on voyait bien que les murs étaient faits de pierres épaisses et que ces miroirs avaient des cadres en or massif, sculptés d’anges et de feuilles. Le texte en bas de l’affiche indiquait peut-être où c’était mais Mona ne pouvait le lire. En tout cas, il n’y avait pas une seule de ces saloperies de cafards, là-bas, ça, elle en était sûre, et pas d’Eddy non plus. Elle reporta son attention sur les simstims et songea fugitivement à dépenser le reste de ses sous. Oui, mais elle n’aurait pas assez pour une stim et de toute façon, c’étaient des vieilles, certaines même plus vieilles qu’elle. Il y en avait même de, comment déjà ? cette Tally, une vedette quand Mona n’avait peut-être que neuf ans…
Quand elle rentra, Eddy l’attendait, la feuille était retirée de la fenêtre et les mouches vrombissaient. Eddy était affalé sur le lit, une cigarette au bec, et le complet-gris barbu, celui qui l’avait observée, était assis sur la chaise cassée ; il n’avait pas quitté ses lunettes noires.
— Prior, se présenta-t-il, comme s’il n’avait pas de prénom, ou comme si Eddy n’avait pas de nom de famille.
Enfin, bon, elle n’en avait pas non plus, à moins qu’on ne compte Lisa mais c’était plutôt comme d’avoir deux prénoms.
Elle n’arrivait pas très bien à le cerner, là, dans le squat. Elle se dit que c’était peut-être parce qu’il était anglais. Malgré tout, ce n’était pas vraiment un complet-gris, comme elle l’avait d’abord imaginé en l’apercevant dans la galerie ; il était branché sur un plan. Mais lequel ? Voilà ce qu’elle n’arrivait pas à deviner. Il ne la quittait pas des yeux, la regardant ranger ses affaires dans le sac Lufthansa bleu qu’il avait apporté, mais elle ne sentait dans ce regard nulle chaleur – pas comme s’il l’avait désirée. Il se contentait de l’observer en se tapotant le genou avec ses lunettes de soleil, d’observer Eddy qui fumait, d’écouter Eddy débiter ses conneries, intervenant rarement. Quand il disait effectivement quelque chose, c’était en général rigolo, mais avec son ton, c’était difficile de savoir s’il plaisantait.
En faisant ses bagages, elle se sentit prise de vertige, comme si elle s’était envoyée en l’air mais n’avait pas encore joui. Les mouches baisaient contre la fenêtre, se cognaient sur la vitre maculée de crasse, mais elle s’en foutait. Partie, elle était déjà partie.
Vite bouclé, le sac.
Il pleuvait quand ils arrivèrent à l’aéroport, une pluie de Floride, qui pissait tiède d’un ciel de nulle part. Elle n’était encore jamais entrée dans un aéroport mais elle les connaissait par la stim.
La voiture de Prior était une Datsun blanche de location qui se conduisait toute seule et vous servait de la musique d’ascenseur en tétraphonie. Elle les déposa à côté de leurs bagages sur une aire de béton nue et s’éloigna sous la pluie. Si Prior avait un bagage, il n’était pas avec lui ; Mona avait son sac Lufthansa, et Eddy deux valises noires en clone de croco.
Elle lissa la jupe neuve sur ses hanches et se demanda si elle s’était acheté les souliers appropriés. Eddy avait l’air ravi, les mains dans les poches, le torse bombé pour montrer qu’il faisait quelque chose d’important.
Elle se souvenait de lui à Cleveland, la première fois, comment il avait débarqué pour venir voir le scoot que vendait le vieux, un trike Skoda qui était un vrai tas de rouille. Le vieux élevait des poissons-chats dans les bassins en béton qui bordaient la décharge. Quand Eddy était arrivé, elle était dans la maison, le volume étroit et long d’une semi-remorque posée sur cales. Il y avait des fenêtres sur un côté, découpes carrées obturées par des feuilles de plastique rayé. Elle se tenait près du réchaud, odeur d’oignons en sacs et de tomates suspendues à sécher, quand elle sentit sa présence, tout au bout de la pièce, sentit ses muscles et ses épaules, ses dents blanches, la casquette de nylon noir tenue timidement dans la main. Le soleil entrait par les fenêtres, éclairant l’espace vide et nu, le sol bien balayé comme l’exigeait le vieux, mais c’était comme si une ombre était entrée, ombre de sang quand elle entendit palpiter son propre cœur, tandis qu’il approchait, jetant au passage sa casquette sur la table en agglo, plus du tout timide maintenant, mais tout à fait l’air d’être chez lui, pour venir jusqu’à elle et passer une main ornée d’une bague rutilante dans la masse huilée de ses cheveux. Le vieux était entré à cet instant et Mona s’était détournée, prétendant s’occuper du réchaud. « Du café », avait dit le vieux, et Mona était allée prendre un peu d’eau, remplir le pot en émail à la descente du réservoir de toit, gargouillis liquide à travers le filtre à charbon de bois. Eddy et le vieux assis ensemble à boire du café noir, les jambes d’Eddy étendues sous la table, les cuisses fermes sous la toile mûre du jean. Tout sourires, en train d’emballer le vieux, marchandant pour le Skoda. Il était prêt à conclure l’affaire si le vieux avait les papiers. Et le vieux qui se lève alors pour fouiller dans un tiroir. Les yeux d’Eddy à nouveau sur elle. Elle le suit dehors et le regarde enfourcher la selle de vinyle craquelé. Pétarade, les chiens noirs du vieux qui se mettent à aboyer, l’odeur sucrée d’alcool bon marché de l’échappement, le cadre qui vibre entre ses jambes.
Et maintenant, elle le regardait poser, à côté de ses valises, et c’était dur de faire le rapport, de comprendre pourquoi elle était partie avec lui le lendemain sur le Skoda, cap sur Cleveland. Le trike avait une petite radio à moitié déglinguée incapable de couvrir le bruit du moulin ; on ne pouvait que l’écouter en sourdine, la nuit, dans les champs au bord de la route. C’était le syntoniseur qui était en rideau, si bien qu’elle ne captait qu’une station, musique spectrale émise du haut de quelque tour solitaire au fond du Texas, notes de steel guitar en fading toute la nuit ; souvenir de cette sensation de moiteur, ô combien ! contre sa jambe, et de l’herbe sèche et raide qui lui grattait la nuque.
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