— Alors, pourquoi une telle prudence, aujourd’hui ?
— Parce que, par moments, ça fait du bien de secouer tout ça, de se donner un peu d’air. Il y a toujours le risque qu’on ait tout raté. Mais peut-être que non. Peut-être que personne, absolument personne ne sait où nous sommes. Chouette, non ? Tu pourrais être piégée, t’y as jamais songé ? Peut-être que ton père, le seigneur Yak, t’a fait implanter un petit émetteur espion, histoire de pouvoir suivre sa fille à la trace. Ces jolies petites quenottes que t’as là, peut-être que le dentiste de papa y a fourré quelques puces une fois que tu étais partie en stim. Tu vas chez le dentiste ?
— Voui.
— Tu stimes pendant qu’il te traite ?
— Voui…
— Eh bien voilà. Peut-être qu’il est en train de nous écouter, en ce moment même…
Kumiko faillit renverser sa tasse de chocolat.
— Eh… (Les ongles nacrés lui tapotèrent le poignet.) Te fais pas de bile. Il t’aurait pas envoyée ici comme ça, avec un émetteur espion. Ça te rendrait trop facile à repérer par ses ennemis. Mais tu vois ce que je veux dire ? Il est toujours bon de prendre un peu l’air, ou du moins d’essayer. Se retrouver livré à soi-même, pas vrai ?
— Oui, dit Kumiko, le cœur battant la chamade, et en proie à une panique croissante. Il a tué ma mère, lâcha-t-elle avant de vomir son chocolat sur les dalles en marbre gris du café.
Sally la mène entre les colonnes de Saint-Paul, en marchant sans mot dire. Kumiko, encore sous le choc de la honte, enregistre au hasard des informations décousues : le liseré d’agneau blanc qui borde le manteau de cuir de Sally, les reflets arc-en-ciel huileux sur les plumes d’un pigeon qui s’écarte de leur passage en se dandinant, les autobus rouges, pareils aux jouets d’un géant que conserverait le Musée des Transports, Sally se réchauffant les mains autour d’un gobelet en carton empli de thé fumant.
Froid, il ferait toujours froid désormais. L’humidité glaciale des ossements antiques de la cité, les eaux froides de Sumida qui avaient empli les poumons de sa mère, le vol glacé des grues de néon.
Sa mère avait les os fins et la peau claire, une épaisse chevelure veinée de reflets d’or, comme quelque rare essence tropicale. Sa mère sentait le parfum et la peau chaude. Sa mère lui racontait des histoires, lui parlait d’elfes, de fées et de Copenhague, qui était une ville très lointaine. Quand Kumiko rêvait des elfes, ils ressemblaient aux secrétaires de son père, délicats et posés, avec des costumes noirs et des parapluies roulés. Les elfes faisaient tout un tas de choses bizarres dans les récits de sa mère, et ces récits étaient magiques, car ils changeaient au fur et à mesure, et vous ne pouviez jamais savoir avec certitude comment se terminerait un conte tel ou tel soir. Il y avait également des princesses dans les histoires, des ballerines aussi, et chacune, Kumiko le savait, était, d’une certaine façon, sa mère.
Les princesses-ballerines étaient belles mais pauvres, qui dansaient pour rien au cœur de la cité lointaine où elles étaient courtisées par des artistes et des étudiants poètes, beaux et sans le sou. Afin de subvenir aux besoins d’un parent âgé ou bien d’acheter un orgue pour un frère souffrant, une princesse-ballerine était parfois obligée de voyager fort loin en vérité, qui sait, aussi loin que Tokyo, et d’y danser pour de l’argent. Danser pour de l’argent, laissaient entendre les contes, n’avait rien de bien gai.
Sally l’emmena dans un bar à robata d’Earl’s Court et la força à boire un verre de saké. Un aileron de carpe fumé flottait dans le vin chaud, lui donnant la couleur du whisky. Elles mangèrent le robata du grill enfumé et Kumiko sentit reculer le froid mais pas l’engourdissement. Le décor du bar induisait un profond sentiment de décalage culturel : il parvenait simultanément à refléter l’ambiance japonaise traditionnelle et à donner l’impression d’avoir été dessiné par Charles Rennie Mackintosh [2] Architecte et décorateur écossais qui sut, dans les années 1900, se démarquer du style nouille et, avec l’« École de Glasgow », préfigurer les lignes cubistes des années 20. Sa célèbre chaise à haut dossier, dessinée en 1903 et toujours produite, est devenue un classique du mobilier contemporain. (N.d.T.)
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Elle était bien étrange, Sally Shears, plus étrange que tout ce Londres de gaijin. Voilà qu’elle contait à Kumiko des histoires, des histoires de gens qui vivaient dans un Japon que Kumiko n’avait jamais connu, des histoires qui cernaient le rôle de son père dans le monde. L’Oyabun , ainsi appelait-elle le père de Kumiko. L’univers décrit par les récits de Sally ne paraissait pas plus réel que celui des contes de fées de sa mère, mais Kumiko commençait à comprendre les bases et l’étendue du pouvoir de son père.
— Kuromaku , disait Sally. (Le mot voulait dire « rideau noir ».) Cela vient du kabuki mais cela désigne un combinard, quelqu’un qui vend des faveurs. Parce qu’il agit en coulisse, tu vois ? C’est ton père. Idem pour Swain. Mais Swain est le kobun de ton vieux, du moins un parmi d’autres. Oyabun-kobun , parent-enfant. C’est en partie de là que Roger tire son revenu. C’est pour cela que tu es ici maintenant, parce que Roger le doit à son oyabun. Giri , compris ?
— C’est un homme important.
Sally hocha la tête.
— Ton vieux, Kumi, c’est le boss. S’il a été obligé de t’expédier hors du bercail pour garantir ta sécurité, ça veut dire qu’il y a de sérieux changements en perspective.
— Parties faire la tournée des bars ? demanda Pétale, quand elles entrèrent dans la pièce.
Le bord de son monocle reflétait la lumière Tiffany d’un arbre en bronze et vitrail qui poussait sur le buffet. Kumiko avait envie de regarder le buste en marbre qui dissimulait la platine Maas-Neotek mais elle se força à regarder dehors, le jardin. La neige avait pris la couleur du ciel de Londres.
— Où est Swain ? demanda Sally.
— L’gouverneur est sorti, lui dit Pétale.
Sally se rendit au buffet pour se verser un verre de scotch d’une lourde carafe. Kumiko vit Pétale grimacer lorsque la carafe retomba rudement sur le bois verni.
— Des messages ?
— Non.
— Devrait rentrer ce soir ?
— Peux pas dire, au juste. Voulez-vous dîner ?
— Non.
— J’aimerais bien un sandwich, dit Kumiko.
Un quart d’heure plus tard, son sandwich intact posé sur la table de chevet en marbre noir, elle s’assit au milieu de l’immense lit, le boîtier Maas-Neotek posé entre ses pieds nus. Elle avait laissé Sally boire le whisky de Swain en contemplant la grisaille du jardin.
Elle saisit l’appareil et Colin se matérialisa, tremblotant, au pied du lit.
— Personne ne peut entendre ma partie dans notre dialogue, dit-il aussitôt, un doigt posé sur les lèvres. Et ça vaut mieux. La chambre est truffée de micros.
Kumiko allait répondre puis elle opina.
— Bien, dit-il. Vous comprenez vite. J’ai deux conversations pour vous. L’une entre votre hôte et son ange gardien, l’autre entre votre hôte et Sally. J’ai saisi la première un quart d’heure à peu près après que vous m’avez planqué en bas. Écoutez…
Kumiko ferma les yeux et entendit le cliquetis des glaçons dans un verre de whisky.
— Eh bien, où se trouve donc notre petite Japonaise ? (Swain.)
— Bordée pour la nuit. (Pétale.) Cause toute seule, celle-là. Conversation à sens unique. Bizarre.
— Sur quoi ?
— Foutrement pas grand-chose, à vrai dire. Pas mal de gens font ça, vous savez…
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