— Que va-t-on faire, à présent ? demanda-t-elle.
— Je n’en sais rien. D’après le Truc, il y a des mondes où existent les gnomes. Et eux seuls, je veux dire. Ou alors, on pourra s’en trouver un rien que pour nous.
— Tu sais, je crois que les gnomes du Grand Magasin seraient aussi satisfaits de rester à bord du Vaisseau. Ils ont l’impression d’être dans un Grand Magasin. C’est pour ça qu’ils l’aiment tant. Tout le Dehors est au-dehors.
— Alors, je ferais bien de m’assurer qu’ils se rappellent que le Dehors existe bel et bien. C’est mon travail, je suppose. Et quand on se sera trouvé un endroit, je veux ramener le Vaisseau.
— Mais pourquoi ? Qu’y a-t-il ici ?
— Les humains, répondit Masklinn. Il faudrait leur parler.
— Bah !
— Ils veulent vraiment croire à… Je veux dire, ils passent tout leur temps à inventer des histoires qui ne sont même pas vraies. Ils se croient tout seuls au monde. Nous, on n’a jamais pensé ça. On a toujours su qu’il existait des humains. Ils se sentent horriblement seuls et ils n’en savent rien. (Il agita les mains dans un geste vague.) Tout simplement, je me dis qu’on pourrait s’entendre avec eux.
— Ils nous changeraient en farfadets !
— Pas si nous revenons avec le Vaisseau. S’il est une chose dont même les humains peuvent s’apercevoir, c’est que le Vaisseau n’est pas d’un genre très farfadet.
Grimma tendit la main pour prendre celle de Masklinn.
— Eh bien… Si c’est vraiment ce que tu as l’intention de faire…
— Oui.
— Je reviendrai avec toi.
Ils entendirent un bruit, derrière eux. C’était Gurder. L’Abbé portait une besace autour du cou. Il avait l’expression hagarde et déterminée de quelqu’un qui veut Aller Jusqu’Au Bout, quoi qu’il arrive.
— Euh !… je suis venu vous dire adieu, annonça-t-il.
— Que veux-tu dire ? s’ébahit Masklinn.
— Je vous ai entendus dire que vous alliez revenir avec le Vaisseau ?
— Oui, mais…
— Je t’en prie, ne discute pas. (Gurder jeta un coup d’œil autour de lui.) C’est une chose à laquelle je réfléchis depuis que nous avons le Vaisseau. Il y a bel et bien d’autres gnomes partout. Il faut que quelqu’un les prévienne que le Vaisseau va revenir. On ne peut pas les emmener tout de suite, mais quelqu’un devrait aller trouver les autres gnomes du monde et s’assurer qu’ils connaissent l’existence du Vaisseau. Quelqu’un doit leur expliquer la vérité vraie. Et ce quelqu’un devrait être moi, tu ne crois pas ? Il faut que je me rende utile à quelque chose !
— Tout seul ? demanda Masklinn.
Gurder fouilla dans sa besace.
— Non, j’emporte le Truc avec moi, dit-il en exhibant le cube noir.
— Euh !… commença Masklinn.
— Ne te tracasse pas, déclara le Truc. Je me suis copié dans les ordinateurs de bord. Je peux être ici et là-bas en même temps.
— Je tiens vraiment à le faire, insista Gurder, désemparé.
Masklinn songea à discuter, puis il se dit : pourquoi ? Gurder sera sans doute plus heureux comme ça. Et puis, c’est la vérité, le Vaisseau appartient à tous les gnomes. On l’emprunte juste un petit moment. Alors, Gurder a raison. Peut-être faudrait-il que quelqu’un retrouve les autres, où qu’ils vivent en ce monde, pour leur apprendre la vérité sur les gnomes.
Et je ne vois personne de mieux placé pour ça que Gurder. Le monde est immense. Il faut quelqu’un qui soit vraiment prêt à croire à son travail.
— Tu veux que quelqu’un t’accompagne ? demanda-t-il.
— Non. Je trouverai peut-être au-dehors des gnomes qui me seconderont. (Il se pencha en avant.) Je l’avoue, je suis assez impatient de voir ça.
— Euh !… Oui. Mais il y a plein de Dehors, quand même, fit remarquer Masklinn.
— J’ai envisagé cette situation. J’en ai discuté avec Pionn.
— Oh ! oui ? Bon… alors, si tu es vraiment sûr…
— Oui. Je n’ai jamais été aussi sûr de quelque chose. Et j’ai eu de sacrées certitudes, comme tu le sais.
— On devrait chercher un endroit convenable pour te déposer.
— Exact, dit Gurder. (Il essaya de paraître brave.) Un endroit avec plein d’oies sauvages.
Ils le quittèrent au coucher du soleil, près d’un lac. Les adieux furent brefs. Si le Vaisseau restait en place plus de quelques minutes, désormais, les humains accouraient en foule.
La dernière vision que Masklinn eut de lui fut une petite silhouette sur la berge. Et puis il n’y eut plus qu’un lac, qui se changea en point vert, sur le paysage qui rétrécissait. Un monde se déploya, avec un gnome invisible en son centre.
Et puis, il n’y eut plus rien.
La salle de contrôle était remplie de gnomes qui observaient le panorama tandis que le Vaisseau prenait de l’altitude.
Grimma contempla le monde.
— Je n’avais jamais réalisé qu’il ressemblait à ça, dit-elle. Il y en a tant !
— Oui, c’est plutôt grand, confirma Masklinn.
— On pourrait penser qu’un seul monde serait suffisant pour tout le monde.
— Qui sait ? répondit Masklinn. Peut-être qu’un seul monde, ça ne suffit à personne. Quelle destination, Angalo ?
Angalo se frotta les mains et tira tous les leviers en arrière, à fond.
— Si loin vers le haut, annonça-t-il avec une profonde satisfaction, que le bas n’existe plus.
Le Vaisseau s’éleva le long de sa parabole en direction des étoiles. Au-dessous, le monde cessa de se déployer : il avait atteint ses limites et apparut comme un disque noir plaqué contre le soleil.
Gnomes et grenouilles le contemplèrent à leurs pieds.
Et la lumière du soleil joua sur les bords du monde et fit chatoyer sa circonférence, projetant ses rayons dans les ténèbres : il ressemblait exactement à une fleur.
FIN
Trois secondes en arrière, environ. Les grenouilles n’ont pas beaucoup de mémoire.
Soit environ deux jours et demi pour des gnomes.
Dans pratiquement tous les repas servis à bord d’un avion figurent de petits plats d’une substance étrange et gélatineuse, au goût rosâtre. Personne ne sait pourquoi. On suppose que cette pratique s’explique par des raisons religieuses bien spéciales.
Depuis des générations, les gnomes savaient que la température était réglée par la climatisation et le chauffage ; comme beaucoup d’entre eux, Gurder n’avait jamais entièrement abandonné ses anciens concepts.