Terry Pratchett
Les camionneurs
Encore un pour Rhianna
Une brève histoire du Temps et des gnomes
Les gnomes sont tout petits. En général, les créatures de petite taille vivent peu. Mais peut-être vivent-elles vite.
Je m’explique.
Sur la planète Terre, l’éphémère adulte est un des êtres qui vit le moins longtemps. Son existence dure un seul jour. Les créatures bénéficiant de la plus grande longévité sont les pins bristlecone, qui frisent les 4 700 ans, et encore : le résultat n’est pas définitif.
Dans l’affaire, les éphémères paraissent avoir tiré le mauvais numéro. Mais l’envergure effective de votre vie compte moins que sa durée subjective.
Et si, du point de vue d’un éphémère, une heure semblait être un siècle entier ? Peut-être les vieux éphémères, assis dans un coin, ronchonnent-ils en déplorant que la vie à la minute actuelle n’arrive pas à la cheville des bonnes vieilles minutes d’antan, quand le monde était jeune et frais, que le soleil brillait plus fort et que les larves avaient encore du respect pour leurs aînés. Tandis que les arbres, dont les réflexes n’ont jamais eu la réputation d’être foudroyants, ont peut-être juste le temps de remarquer que le ciel a une curieuse façon de clignoter, avant d’être saisis par leurs premiers accès de pourriture sèche et de termites.
C’est la Relativité, en quelque sorte. Plus on vit rapidement, plus le temps s’étire. Pour un gnome, un an équivaut à dix années de vie humaine. Souvenez-vous de ça. Mais ne vous tracassez pas trop pour eux. Eux ne s’en font pas. D’ailleurs, ils ne sont pas au courant.
I. Au commencement était le Site.
II. Et l’esprit d’Arnold Frères (fond. 1905) se déplaçait à la Surface du Site et vit que le Site ne manquait point de Potentiel.
III. Car il se trouvait sur la Grand-Rue.
IV. Et aux Alentours les Arrêts de Bus ne faisaient point défaut.
V. Et Arnold Frères (fond. 1905) dit : que le Grand Magasin soit, et qu’il soit fait de telle sorte que nul n’ait jamais vu son semblable.
VI. Qu’il s’étende en longueur de Palmer Street jusqu’aux bornes du Marché aux Poissons, et en largeur, de la Grand-Rue jusqu’aux bornes de Disraeli Road.
VII. Qu’il s’élève sur une Hauteur de cinq Étages, plus un Rez-de-Chaussée. Et qu’y resplendissent les Ascenseurs ; que règnent éternellement en sous-sol les Feux de la Chaufferie et que, dominant tous les autres Étages, trône un Service Clientèle d’où TOUT pourra être Commandé.
VIII. Que telle soit la volonté proclamée d’Arnold Frères.(fond. 1905) : NOUS AVONS TOUT SOUS UN SEUL TOIT. Et qu’on nomme désormais ce lieu le Grand Magasin d’Arnold Frères (fond. 1905).
IX. Et il en fut ainsi.
X. Et Arnold Frères (fond. 1905) divisa le Grand Magasin en Rayons, celui de la Quincaillerie, celui de la Corsetterie et celui des Modes, et ainsi de suite, chacun selon son Espèce ; et les Hommes furent créés pour les remplir de TOUT, afin que l’on puisse dire : certes, TOUT se trouve bien sous UN SEUL TOIT. Et ainsi parla Arnold Frères (fond. 1905) : que les camions soient, qu’ils soient parés de rouges et d’ors, et qu’ils aillent et se répandent, pour que nul n’ignore qu’Arnold Frères (fond. 1905), Fournisseur Agréé, procure TOUT.
XI. Que soient les grottes du Père Noël, et la Quinzaine du Blanc, et les Soldes d’Été, et la Semaine Rentrée des Classes, et qu’à chaque Denrée soit dévolue une saison.
XII. Et en ce Grand Magasin vinrent les Gnomes, afin d’y demeurer, pour toujours et à jamais.
La Gnomenclature, Fondations, Versets I-XII
Voici l’histoire du Retour à la Maison.
L’histoire du Chemin Critique.
L’histoire du camion qui rugit à travers la cité endormie pour débouler sur les routes de campagne, démolissant les réverbères sur son passage, zigzaguant d’un trottoir à l’autre, fracassant les vitrines des magasins, pour s’arrêter enfin quand la police le prit en chasse. Et quand les humains stupéfaits regagnèrent leur voiture en annonçant : Hé, écoutez, vous m’entendez ? Y a pas de conducteur à bord ! cela devint l’histoire du camion qui redémarra, abandonna les humains médusés et s’évanouit dans la nuit.
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là.
Elle n’a pas commencé là, non plus.
Du ciel, pleuvaient la tristesse et l’ennui. Il pleuvait le genre de pluie qui est bien plus mouillée que la pluie ordinaire, celle qui tombe en grosses gouttes qui claquent, celle qui est en fait une mer verticale percée de fentes.
L’averse tambourinait contre les vieux emballages de hamburgers et les cornets de frites vides, dans la corbeille en grillage qui offrait à Masklinn une cachette temporaire.
Regardez-le. Il est trempé. Il a froid. Il est très inquiet. Et il mesure dix centimètres de haut.
En temps ordinaire, la corbeille était un bon territoire de chasse, même l’hiver. On débusquait souvent quelques frites froides dans leur cornet, et parfois un os de poulet. Une ou deux fois, il y avait eu un rat, par-dessus le marché. Oh, les beaux jours, la dernière fois qu’il y avait eu un rat – ils avaient pu se nourrir pendant toute une semaine. Le problème du rat, c’est qu’au bout de trois jours son goût commence sérieusement à perdre son charme. Au bout de trois bouchées, pour être franc.
Masklinn scrutait le parking aux camions.
Le voilà qui arrivait à l’heure pile, dans une gerbe de flaques, et qui s’arrêtait dans un crissement de freins.
Masklinn avait observé l’arrivée du camion chaque mardi matin et jeudi matin depuis quatre semaines. Il avait soigneusement minuté les haltes du chauffeur.
Ils disposaient de trois minutes exactement. Pour quelqu’un de la taille d’un gnome, ça représente une bonne demi-heure.
Il dévala le papier gras, émergea par le fond de la poubelle et courut vers les broussailles en bordure de parking où l’attendaient Grimma et les anciens.
— Il est là ! annonça-t-il. Dépêchons-nous !
Ils se mirent debout, en gémissant et en ronchonnant. Masklinn leur avait fait répéter la manœuvre des dizaines de fois. Inutile de crier, il le savait. Ça les irritait, ça les perturbait, et ils n’en ronchonnaient que de plus belle. Ils ronchonnaient quand il y avait des frites froides, même si Grimma les faisait réchauffer. Ils se plaignaient quand il y avait du rat au menu. Masklinn avait sérieusement envisagé de les abandonner, mais il n’avait pu s’y résoudre. Ils avaient besoin de lui. Ils avaient besoin de quelqu’un contre qui ronchonner.
Mais qu’ils étaient donc lents ! Masklinn crut qu’il allait éclater en sanglots.
Il préféra se tourner vers Grimma.
— Allez, allez. Bouscule-les un peu, je ne sais pas, moi. Ils ne bougeront jamais !
Elle lui tapota la main.
— Ils ont peur, lui dit-elle. Vas-y. Je te les amène.
Il n’était plus temps de discuter. Masklinn traversa en courant la surface boueuse du parking, en décrochant de son épaule la corde et le grappin. Le crochet lui avait demandé une semaine de travail, à partir d’un bout de fil de fer prélevé sur un grillage, et il avait consacré des jours à s’entraîner ; il le faisait déjà tournoyer à hauteur de sa tête quand il atteignit la roue du camion.
Le crochet se planta dans la bâche au-dessus de lui à la deuxième tentative. Masklinn éprouva la solidité de la prise par deux ou trois secousses sèches, puis, ses pieds cherchant un appui sur la surface du pneu, il gravit le filin.
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