Il avait déjà fait. Oh, trois ou quatre fois. Il plongea sous la lourde bâche et dans l’obscurité qui s’étendait au-delà, halant le filin et l’arrimant le plus solidement possible à une corde aussi large que son bras.
Puis il regagna le bord en rampant et, heureusement, Grimma était bien en train de cornaquer les anciens à travers l’esplanade de gravier. Il pouvait les entendre se plaindre des flaques.
Masklinn trépignait d’impatience.
Il sembla que des heures s’écoulaient. Il leur avait tout expliqué des millions de fois, mais quand ils étaient jeunes, on n’avait jamais chargé les gens à l’arrière de camions et ils ne voyaient pas pour quelle raison ils auraient dû commencer. La vieille Mémé Morkie insista pour que tous les hommes détournent le regard afin, par exemple, de ne pas lorgner sous ses jupes, et le vieux Torritt geignit tant et si bien qu’on dut le faire redescendre pour que Grimma lui bande les yeux. La situation s’améliora un peu quand Masklinn eut fait monter quelques personnes qui purent le seconder avec la corde, mais le temps commençait à manquer.
Il fit grimper Grimma en dernier. Elle était très légère. Tout le monde pesait peu, à vrai dire. Ce n’était pas tous les jours qu’on mangeait du rat.
Étonnant. Le groupe entier était à bord. Pendant la durée de l’opération, Masklinn avait gardé l’oreille dressée et guetté un bruit de pas sur le gravier, le claquement de la portière du chauffeur. Il n’avait rien entendu.
— Parfait, conclut-il en tremblant encore de l’effort fourni. C’est réglé. Maintenant, si on ail…
— J’ai fait tomber le Truc, déclara le vieux Torritt. Le Truc. J’l’ai laissé tomber, tu vois donc pas ? Y m’a échappé quand j’étais à côté de la roue, pendant que Grimma me bandait les yeux. Allez, va le chercher, gamin.
Masklinn le contempla avec horreur. Puis il sortit la tête de sous la bâche et, hé oui, il le vit, tout en bas. Un minuscule cube noir par terre.
Le Truc.
Il reposait dans une flaque, mais cela ne l’endommagerait pas. Rien ne pouvait abîmer le Truc. Ça ne brûlait même pas.
Soudain, il entendit un bruit de pas lents sur le gravier.
— On n’a pas le temps, souffla-t-il. On n’a vraiment plus le temps.
— On peut pas partir sans, protesta Grimma.
— Mais si, bien sûr. C’est juste un… un truc. On n’aura pas besoin de cette bêtise, là où on va.
Il se sentit coupable dès qu’il eut prononcé ces mots, étonné que ses lèvres aient osé proférer de telles paroles. Grimma paraissait horrifiée. Mémé Morkie se redressa de toute sa taille, en tremblotant.
— Puisses-tu être pardonné ! aboya-t-elle. Quelle horreur, de dire ça ! Allez, dis-lui, Torritt !
Elle décocha à Torritt un coup de coude dans les côtes.
— Si on emporte pas le Truc, eh ben, moi, j’pars pas non plus, bougonna Torritt. C’est pas…
— T’entends ? C’est ton chef qui te parle, coupa Mémé Morkie. Alors, fais ce qu’on te dit. Le laisser derrière nous, non mais des fois ! Ce serait honteux. Ça se fait pas, des choses comme ça. Alors descends, va le chercher tout de suite.
Masklinn regarda les flaques de boue sans mot dire, puis, avec un élan de désespéré, il jeta le filin par-dessus bord et s’y laissa glisser.
La pluie avait redoublé et un soupçon de grésil s’y mêlait. Le vent le gifla durant sa descente à flanc de pneu et lors de son atterrissage brutal dans la flaque. Il tendit la main, ramassa le Truc…
Et le camion commença à s’ébranler.
D’abord, ce fut un rugissement, si puissant qu’il quittait le domaine de l’audible pour devenir tangible, comme un mur de bruit. Puis il y eut une décharge d’air nauséabond et une vibration fit trembler le sol.
Masklinn donna une secousse sèche sur le filin et cria qu’on le hisse, mais il s’aperçut que lui-même ne s’entendait plus. Heureusement, quelqu’un, Grimma sans doute, dut comprendre ce qu’il fallait faire parce que, juste au moment où l’immense roue se mettait à tourner, le filin se tendit et Masklinn se sentit soulevé de terre.
Il rebondit, oscilla comme un pendule tandis qu’on le halait, avec une douloureuse lenteur, le long du pneu qui tournoyait à quelques centimètres de lui, flou, noir, glacé. Le martèlement continuait de résonner sous son crâne pendant tout ce temps.
« Je n’ai pas peur, se répéta-t-il. Je n’ai jamais rien vécu de pire, mais ça ne me fait pas peur. C’est trop horrible pour être effrayant. »
Il avait l’impression de se trouver dans un cocon minuscule et chaud, isolé du bruit et du vent. « Je vais mourir, songea-t-il, et mourir bêtement, à cause de ce Truc qui n’a jamais rien fait pour nous, ce simple morceau d’on ne sait quoi ! Voilà, je vais mourir et monter aux Cieux. Je me demande si le vieux Torritt a raison sur ce qui se passe après qu’on est mort ? Ça paraît un peu excessif de devoir mourir pour être fixé. J’ai inspecté le ciel chaque soir depuis des années et je n’y ai jamais aperçu le moindre gnome… »
Mais c’était sans importance, des considérations extérieures à sa personne, sans réalité…
Des mains jaillirent pour l’attraper, le saisir par les aisselles et le tirer dans l’espace bruyant sous la bâche. Après quelques difficultés, on desserra sa prise crispée sur le Truc.
Derrière le camion lancé à pleine vitesse, de nouvelles draperies de pluie grise s’étalaient sur les champs désolés.
Et, dans toute la région, il n’y eut plus de gnomes.
Il y en avait eu de grands nombres, en un temps où la pluie semblait moins fréquente. Masklinn se souvenait d’en avoir vu au moins une quarantaine. Et puis la voie rapide était arrivée, on avait canalisé le ruisseau dans des tuyaux souterrains et arraché les haies voisines. Les gnomes avaient toujours trouvé refuge dans les coins de ce monde. Brusquement, les coins avaient presque tous disparu.
Les rangs des gnomes commencèrent à se clairsemer. Les causes naturelles avaient été responsables d’une grosse partie des pertes. Quand on mesure dix centimètres, les causes naturelles regroupent tout ce qui a des crocs, de la vitesse et un solide appétit. Et puis une nuit, Pyrrince, certainement le plus aventureux d’entre eux tous, avait lancé une expédition de la dernière chance vers l’autre côté de la voie rapide , pour explorer les bois d’en face. Personne n’était jamais revenu. Pour certains, c’était la faute des buses. Pour d’autres, d’un camion. Un troisième groupe prétendait même qu’ils étaient parvenus à mi-chemin et qu’ils étaient désormais prisonniers du terre-plein central, entre deux interminables files de bolides.
Ensuite, on avait construit le café en bordure d’autoroute, un peu plus loin. La situation s’était quelque peu améliorée. Du moins, selon la vision qu’on avait des choses. Si on considérait des frites froides abandonnées et des miettes de poulet gris comme de la nourriture, alors tout le monde avait suffisamment à manger.
Et puis le printemps était arrivé. Masklinn regarda autour de lui et découvrit qu’ils n’étaient plus que dix, dont huit trop vieux pour se mouvoir aisément. Le vieux Torritt avait presque dix ans.
Ils avaient vécu un été épouvantable. Grimma avait chargé ceux qui en étaient encore capables de raids nocturnes sur les poubelles, et Masklinn s’était risqué à chasser.
Chasser tout seul, c’était mourir un peu à chaque sortie. Le gibier, en général, vous considérait aussi comme du gibier. Et même quand vous aviez de la chance et que vous tuiez quelque chose, comment vouliez-vous rapporter votre proie à la maison ? Le rat avait exigé deux jours d’efforts, y compris les périodes de retranchement nocturne, passées à repousser les attaques d’autres bestioles. Avec dix chasseurs valides, on pouvait entreprendre ce qu’on voulait – piller les ruches, piéger des souris, capturer des taupes, n’importe quoi – mais un chasseur tout seul, sans personne pour surveiller ses arrières dans les herbes hautes, devenait simplement le prochain plat sur le menu de toute créature dotée de griffes ou de serres.
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