— Et voilà des dattes. Et ici des bananes. Je suppose que vous n’aviez jamais vu de bananes, non ?
Masklinn ouvrit la bouche, mais Mémé Morkie le prit de vitesse.
— Un peu maigrichon, celui-là, dit-elle avec un reniflement de dérision. Franchement chétif, comparé à ceux de chez nous.
— Ah bon, vraiment ? fit Angalo, un peu soupçonneux.
— Oh, bien sûr, poursuivit Mémé que le sujet commençait à inspirer. Il est vraiment rachitique, ce banane. Ceux de chez nous…
Une pause. Elle considéra la banane, posée sur deux tréteaux comme un canoë, et ses lèvres remuaient tandis que sa cervelle fonctionnait à plein régime.
— … Eh bien, acheva-t-elle victorieusement, on avait du mal à les déterrer !
Elle lança à Angalo un regard de victoire, et le gnome, après avoir tenté de le soutenir, abandonna le combat.
— Oui, bon, soit, marmonna-t-il en détournant les yeux. Servez-vous tous. Dites aux gnomes responsables de tout inscrire sur le compte des Merceri, d’accord ? Mais ne racontez pas que vous venez de Dehors, je veux que ça reste une surprise.
Ce fut une ruée générale vers la nourriture. Même Mémé Morkie, qui se promenait dans cette direction par le plus grand des hasards, fit montre d’une totale stupéfaction quand son chemin se trouva bloqué par un gâteau.
Seul Masklinn resta figé sur place, en dépit des protestations pressantes de son estomac. Il n’était pas sûr de bien comprendre l’organisation du Grand Magasin, mais il avait l’obscur pressentiment que si on ne faisait pas montre de dignité, on risquait de faire des choses dont on pourrait se repentir.
— Vous n’avez pas faim ? s’étonna Angalo.
— Si, reconnut Masklinn. Mais je ne mange pas, c’est tout. D’où vient toute cette nourriture ?
— Oh, nous la prenons aux humains, répondit négligemment Angalo. Ils sont vraiment très sots, vous savez.
— Et ils ne disent rien ?
— Ils accusent les rats, ricana Angalo. Nous emmenons du pot-pot de rat avec nous. Enfin, pas nous : les familles de l’Alimentation, rectifia-t-il. Parfois, ils permettent à certains de les accompagner. Et comme ça, les humains pensent que c’est la faute des rats.
Le front de Masklinn se plissa.
— Du pot-pot ?
— Vous savez bien… des crottes.
Masklinn hocha la tête.
— Et ça marche ? Ils y croient ?
Il était sceptique.
— Je vous l’ai dit, ils sont vraiment très sots.
Le jeune gnome tourna autour de Masklinn.
— Il faut que vous veniez voir mon père. Bien évidemment, la chose est réglée : vous allez venir rejoindre les Merceri.
Masklinn regarda la tribu. Tout le monde s’était dispersé entre les éventaires de nourriture. Torritt tenait une portion de fromage grosse comme sa tête, Mémé Morkie étudiait une banane avec la componction d’un démineur. Même Grimma ne faisait plus attention à lui.
Masklinn se sentit perdu. Ses talents, il le savait, consistaient à suivre un rat à la piste à travers plusieurs champs, à l’abattre d’un seul jet d’épieu et à le traîner à la maison. Sur ce plan-là, il avait connu des satisfactions. On lui avait dit des choses du genre de : « Bien joué. »
Il soupçonnait vaguement qu’on ne suit pas une banane à la piste.
— Votre père ? demanda-t-il.
— Le duc de Merceri, répondit Angalo avec orgueil. Le défenseur de l’Entresol, l’autocrate de la Cantine du Personnel.
— Il y a trois personnes ? s’étonna Masklinn.
— Ce sont ses titres. Enfin, une partie. C’est à peu de chose près le plus puissant gnome du Grand Magasin. Vous avez des pères, Dehors ?
Curieux, songea Masklinn. C’est un morveux insolent, sauf quand il parle du Dehors. En ces occasions, on dirait un gamin surexcité.
— J’en ai eu un, autrefois, répondit-il.
Il ne tenait pas à s’attarder sur le sujet.
— Vous avez dû vivre des tas d’aventures, je parie !
Masklinn songea aux choses qui lui étaient arrivées – ou, pour être plus précis, à celles qui avaient failli lui arriver – ces derniers temps.
— Oui, répondit-il.
— Vous avez dû vous amuser comme un fou !
S’amuser , se dit Masklinn. Le mot ne lui était pas familier.
Peut-être qualifiait-il une course effrénée à travers des fossés boueux, avec une paire de mâchoires affamées aux trousses.
— Vous chassez ? demanda-t-il.
— Les rats, parfois. Dans la salle des chaudières. C’est obligé, il faut réguler la population, expliqua Angalo en grattant Bobo derrière l’oreille.
— Et vous les mangez ? s’enquit Masklinn.
Son interlocuteur parut horrifié.
— Manger du rat ?
Masklinn considéra les montagnes de nourriture.
— Non, j’aurais dû m’en douter. Vous savez, je n’aurais jamais cru qu’il y avait autant de gnomes dans le monde. Vous êtes combien, ici ?
Angalo le lui dit.
— Deux quoi ? demanda Masklinn.
Angalo répéta ce qu’il venait de dire.
— Ça n’a pas l’air de vous impressionner, constata-t-il devant l’absence de réaction de Masklinn.
Celui-ci fixait le bout de son épieu. C’était un morceau de silex qu’il avait un jour trouvé dans un champ. Il avait passé une éternité à extraire un bout de ficelle du liage d’une botte de foin afin d’arrimer le silex sur sa hampe. En cet instant, c’était la dernière chose encore familière dans un monde devenu fou.
— Je ne sais pas, dit-il enfin. Ça veut dire quoi, mille ?
Le duc Cido de Merceri, qui était également protecteur de l’Escalier qui Monte, défenseur de l’Entresol et chevalier du Comptoir, retourna très lentement le Truc entre ses mains. Puis il s’en débarrassa d’un geste négligent.
— Très amusant, commenta-t-il.
Les gnomes formaient un groupe mal à l’aise dans le palais ducal, actuellement situé sous le plancher du Rayon des Accessoires de Literie. Le duc portait encore son armure et ne semblait pas d’humeur spécialement amusée.
— Ainsi donc vous venez de Dehors, dites-vous ? Et vous pensez vraiment que je vais vous croire ?
— Mais, père, je… commença à dire Angalo.
— Silence ! Tu connais les paroles d’Arnold Frères (fond. 1905) ! Nous avons Tout sous un seul Toit. Tout ! Il ne peut donc pas exister de Dehors. Par conséquent, vous ne pouvez pas en être originaires. Par conséquent, vous arrivez d’un autre secteur du Grand Magasin. La Corseterie. Ou la Mode Enfantine, peut-être. Nous n’avons jamais exploré cette région en détail.
— Non, nous… voulut dire Masklinn.
Le duc leva les mains.
— Écoutez-moi bien, tonna-t-il en toisant Masklinn avec fureur. Ce n’est pas vous que je blâme. Mon fils est un jeune homme impressionnable. Je me doute bien qu’il a réussi à vous convaincre. Il a une passion excessive pour la contemplation des camions, il prête l’oreille à des billevesées, et sa cervelle s’échauffe. Je ne suis pas un mauvais gnome, ajouta-t-il avec un regard qui les mettait au défi de le contredire. Il y a toujours de la place dans la garde des Merceri pour un solide gaillard de votre trempe. Alors, oublions toutes ces sottises, voulez-vous ?
— Mais c’est pourtant la vérité ! Nous venons de Dehors, s’entêta Masklinn.
— Il n’y a pas de Dehors ! tempêta le duc. Sauf, bien sûr, quand un gnome vertueux trépasse après une vie exemplaire. Alors là, oui, il y a un Dehors, où il vivra glorieusement pour l’éternité. Allons, allons (il donna une tape amicale sur l’épaule de Masklinn), laissez tomber ces bêtises et soutenez-nous dans notre vaillante cause.
— Je veux bien, mais pour quoi faire ? demanda Masklinn.
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