— Alors, gros malin ? Si ce n’est pas moi qui conduis, qui va s’en charger ?
— Moi.
— Comment tu vas faire ?
— Il y a un creux à côté du siège.
— Je le vois. Il a à peu près ta taille.
— Glisse-moi dedans.
Angalo haussa les épaules, saisit le Truc. La boîte noire se coula aisément dans le logement jusqu’à ce que seul son sommet en dépasse.
— Dis donc, euh !… fit Angalo. Tu ne veux pas que je fasse quelque chose ? Mettre les essuie-glaces en marche, je ne sais pas, moi… Je me sens tout bête, assis là à ne rien faire.
Le Truc parut ne pas l’avoir entendu. Sa lumière clignota un instant comme s’il se mettait à l’aise, à sa façon de mécanique. Puis, il déclara, d’une voix beaucoup plus grave que d’habitude :
— Parfait.
Les lumières s’allumèrent à travers tout le Vaisseau. Elles partaient du Truc telle une vague ; des panneaux se mirent à scintiller comme de petits cieux piqués d’étoiles, de grands luminaires au plafond s’éveillèrent, on entendit au loin des chocs et des bourdonnements, tandis que l’électricité revenait à la vie et que l’air prenait le parfum des orages.
— On dirait le Grand Magasin au moment du Fêtons Noël, dit Gurder.
— Tous les systèmes en ordre de marche, tonna le Truc. Annoncez notre destination.
— Hein ? dit Masklinn. Et arrête de crier.
— Où allons-nous ? demanda le Truc. Il faut que tu nommes notre destination.
— Elle porte déjà un nom. C’est la carrière, non ? répondit Masklinn.
— Où se trouve-t-elle ?
— Elle est… (Masklinn agita un bras, dans une direction indéterminée.) Ben, quelque part par là.
— Dans quelle direction ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Combien de directions y a-t-il ?
— Truc, est-ce que tu es en train de nous dire que tu ne connais pas le chemin de la carrière ? s’enquit Gurder.
— C’est exact .
— On est perdus ?
— Pas du tout. Je sais exactement sur quelle planète nous nous trouvons.
— Mais non, on n’est pas perdus, déclara Gurder. On est ici. On sait où l’on est. C’est juste qu’on ne sait pas où l’on n’est pas.
— Et si tu montais assez haut ? Tu ne pourrais pas trouver la carrière ? suggéra Angalo. On devrait l’apercevoir, d’en haut.
— Très bien.
— Je peux le faire ? supplia Angalo. S’il te plaît ?
— Alors appuie avec le pied gauche et tire le levier vert en arrière, fit le Truc.
On entendit moins de bruit qu’un changement de silence. Un instant, Masklinn eut l’impression de peser plus lourd, mais ce sentiment ne dura pas.
L’image sur l’écran se réduisit.
— Alors là, voilà ce que j’appelle voler, lança Angalo, radieux. Pas de bruit, pas de battements d’ailes idiots.
— Oui. Et Pionn, où est-il ? demanda Masklinn.
— Il est allé se promener, répondit Gurder. Je crois qu’il est parti chercher quelque chose à manger.
— Sur un engin où il n’y a eu aucun gnome pendant quinze mille ans ?
Gurder eut un haussement d’épaules.
— Qui sait ? Il reste peut-être quelque chose qui traîne au fond d’un placard. Masklinn, je voudrais avoir une petite discussion avec toi.
— Oui ?
Gurder se rapprocha de lui et jeta un coup d’œil à Angalo par-dessus son épaule. Le gnome était vautré sur le siège du poste de commande, une expression de satisfaction béate répandue sur son visage.
Gurder baissa la voix.
— On ne devrait pas faire ça, dit-il. Je sais que c’est terrible à dire, après tout ce que nous avons vécu. Mais ce Vaisseau n’est pas à nous, en fin de compte. Il appartient à tous les gnomes, partout.
Il parut soulagé en voyant que Masklinn opinait du chef.
— Il y a un an, tu ne croyais même pas à l’existence d’aucun gnome, nulle part.
Gurder parut contrit.
— Oui, bon… c’est du passé. Parlons du présent. Je ne sais plus en quoi il faut croire, sinon qu’il doit exister des milliers de gnomes dont nous ne savons rien. Si ça se trouve, il y en a même d’autres qui vivent dans des Grands Magasins ! Nous sommes simplement ceux qui ont eu la chance de détenir le Truc. Et par conséquent, si on s’en va avec le Vaisseau, il ne leur restera plus aucun espoir.
— Je sais, je sais, se désola Masklinn. Mais que faire ? C’est nous qui avons besoin du Vaisseau, pour l’instant. Et d’ailleurs, comment pourrait-on retrouver tous ces gnomes ?
— Nous avons le Vaisseau !
Masklinn indiqua de la main l’écran, où le paysage se déployait pour se fondre dans la brume.
— Ça prendrait un temps infini pour trouver des gnomes là en bas. Et on n’y parviendrait même pas avec le Vaisseau. Il faudrait faire ça à terre. Les gnomes se cachent ! Vous autres, dans le Grand Magasin, vous ignoriez l’existence de mon groupe, et nous ne vivions qu’à quelques kilomètres de chez vous. Nous n’avons rencontré la tribu de Pionn que par un simple accident. D’ailleurs… (Il ne résista pas au plaisir de taquiner Gurder.) Il y a aussi un problème plus profond. Tu sais bien comment nous sommes, nous autres gnomes. Ceux qu’on rencontrerait ne croiraient même pas au Vaisseau, si ça se trouve.
Il regretta immédiatement ses paroles. Il n’avait jamais vu Gurder paraître si malheureux.
— C’est vrai, déclara l’Abbé. Moi, je n’y aurais pas cru. Et je ne suis pas encore bien sûr d’y croire, alors que je me trouve à son bord.
— Peut-être que quand on aura déniché un endroit où s’établir, on pourra renvoyer le Vaisseau ramasser tous les gnomes qu’on trouvera, suggéra Masklinn. Je suis sûr que ça plairait à Angalo.
Les épaules de Gurder commencèrent à trembler. Un instant, Masklinn crut que le gnome était en train de rire, puis il vit les larmes couler sur le visage de l’Abbé.
— Hem !… dit-il, ne sachant que dire d’autre.
Gurder se détourna.
— Excuse-moi, dit-il. C’est juste que… tout change tellement vite. Pourquoi est-ce que les choses ne peuvent pas rester cinq minutes en place ? Chaque fois que je commence à bien comprendre une idée, elle change du tout au tout et je passe pour un imbécile ! Tout ce que je demande, c’est de pouvoir croire en quelque chose de réel ! Quel mal y a-t-il à ça ?
— Je crois qu’il faut avoir un esprit flexible, dit Masklinn, qui comprit au moment où il prononçait ces mots qu’ils n’allaient pas servir à grand-chose.
— Flexible ? Flexible ? J’ai la cervelle tellement flexible que je pourrais me la sortir par les oreilles pour la nouer sous mon menton ! rétorqua sèchement Gurder. Et ça ne m’a pas beaucoup aidé, crois-moi sur parole ! J’aurais mieux fait de croire à tout ce qu’on m’a appris quand j’étais enfant ! Au moins, je ne serais passé pour un idiot qu’une seule fois ! Mais là, je me trompe tout le temps !
Il s’engagea d’un pas furieux dans un des couloirs.
Masklinn le regarda s’éloigner. Ce n’était pas la première fois qu’il souhaitait lui-même pouvoir croire en quelque chose avec la ferveur de Gurder, afin d’avoir quelqu’un à qui se plaindre de la vie qu’il menait. Il aurait aimé revenir en arrière – oui, même dans son terrier. La vie n’y avait pas été si terrible, sauf qu’il faisait froid, qu’on n’était jamais au sec, et qu’on se faisait sans cesse dévorer. Mais au moins, il avait été aux côtés de Grimma. Ils auraient eu froid et faim ensemble et auraient été mouillés tous les deux. Il ne se serait pas senti si abandonné…
Un mouvement se produisit près de lui. C’était Pionn, qui portait un plateau de ce qui devait être… des fruits, décida Masklinn. Il laissa de côté sa solitude pour l’instant et s’aperçut que sa fringale n’attendait qu’une occasion de se manifester. Il n’avait jamais vu de fruits de cette forme et de cette couleur.
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