Terry Pratchett - Les terrassiers

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Après les péripéties du Grand Exode (qui suivit la démolition du Grand magasin), les gnomes pensaient vivres tranquilles et heureux, installés dans leur carrière abandonnée à flanc de colline.
Mais la situation change brusquement : la température baisse, du ciel tombent des gouttes et les flaques d’eau deviennent dures, craquantes et glissantes. Bref, l’hiver approche.
Et pour tout compliquer, ces idiots d’humains ont décidés de rouvrir la carrière. Que faire ? Quand on mesure dix centimètres de haut et qu’on vit dix fois plus vite qu’un humain, on n’est pas de taille à repousser de tels envahisseurs.
Heureusement, les gnomes ont peut-être sur la colline un allié de poids : Jekub, le terrible dragon qui sommeille là depuis la construction du Monde…

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Masklinn trouva Grimma dans le terrier scolaire, en dessous d’un des hangars, surveillant une classe d’écriture. Elle lui jeta un regard furibond, incita les enfants à continuer leur travail – et si Nico Merceri voulait bien faire profiter le reste de la classe de la plaisanterie qui l’amusait tant ? Non ? Eh bien ! qu’il se concentre sur ce qu’il faisait, alors – et elle emprunta le tunnel d’accès.

— Je passais simplement pour te prévenir que nous partions, expliqua Masklinn en tire-bouchonnant son chapeau entre ses mains. Il y a un groupe de gnomes qui se rend à la décharge, on devrait donc avoir de la compagnie en chemin. Ahem.

— L’électricité, fit Grimma sur un ton neutre.

— Hein ?

— Il n’y a pas l’électricité dans la vieille grange. Tu te souviens de ce que ça veut dire ? Des nuits sans lune où on était obligés de rester dans notre terrier ? Je ne veux plus connaître Ça.

— Eh bien, ce genre d’épreuve rendait peut-être les gnomes meilleurs, grommela Masklinn. On n’avait pas tout ce qu’on a aujourd’hui, mais on était…

— Terrifiés, affamés, gelés et ignorants ! coupa Grimma. Tu le sais très bien. Essaie de parler du Bon Vieux Temps à Mémé Morkie. Tu verras ce qu’elle te répondra.

— On était ensemble.

Grimma inspecta ses mains.

— Nous avions le même âge et on vivait dans le même terrier, c’est tout, répondit-elle d’un ton égal. (Elle releva la tête.) Mais la situation a changé, désormais ! Il y a… Eh bien, par exemple, il y a les grenouilles.

Masklinn la regarda avec une parfaite incompréhension. Et, pour une fois, Grimma ne semblait pas très assurée.

— J’en ai entendu parler dans un livre, expliqua-t-elle. Tu vois, c’est dans un endroit. Ça s’appelle l’Amériquedusud. Et on y trouve des collines où il fait chaud, où il pleut tout le temps, ça donne des forêts où il y a de très grands arbres et dans les plus hautes branches de ces arbres, il y a de très grandes fleurs, elles s’appellent des broméliacées, et l’eau s’accumule dans les fleurs pour créer de petites mares, et il y a une sorte de grenouille qui pond ses œufs dans les mares, et il en sort des têtards qui deviennent de nouvelles grenouilles, et ces petites grenouilles passent toute leur vie dans les fleurs au sommet des arbres, sans jamais savoir qu’il y a un sol en bas, et un monde autour d’elles, plein de choses comme ça, et maintenant, je sais qu’elles existent et je ne les verrai jamais, et toi (elle avala une goulée d’air), tu veux que je vienne vivre avec toi dans un terrier pour te laver tes chaussettes !

Masklinn passa en revue toute la phrase dans sa tête, au cas où elle prendrait une signification cohérente à la seconde écoute.

— Mais je ne porte jamais de chaussettes, fit-il remarquer.

De toute évidence, ce n’était pas la chose à dire. Grimma lui enfonça un doigt dans l’estomac.

— Masklinn, tu es un brave gnome et tu n’es pas bête, dans ton genre, mais ce n’est pas dans le ciel que tu trouveras des réponses. Il faudrait que tu gardes les pieds sur terre, au lieu d’avoir tout le temps la tête en l’air !

Elle s’en fut dans un froufroutement de jupes et claqua la porte derrière elle. Masklinn sentit qu’il avait les oreilles brûlantes.

— Mais je peux très bien faire les deux ! hurla-t-il après elle. En même temps !

Il réfléchit encore un peu avant d’ajouter :

— Comme tout le monde, d’ailleurs !

Il reprit le tunnel en sens inverse, d’un pas sonore. Pas bête dans ton genre ! Ah, Gurder avait bien raison, l’éducation pour tous, ce n’était pas une bonne idée. Il ne comprendrait jamais rien aux femmes, se dit-il. Même s’il devait vivre dix ans.

Gurder avait confié le commandement des Papeteri à Nisodème. Masklinn n’en était pas très content. Non que Nisodème ne fût pas intelligent. C’était plutôt l’inverse. Il avait une intelligence bouillonnante, latérale, qui déplaisait souverainement à Masklinn. Il paraissait toujours lutter contre une trépidation secrète ; quand il s’exprimait, les mots sortaient invariablement en cascade, et Nisodème intercalait sans arrêt des hum dans son torrent de paroles pour pouvoir reprendre son souffle sans laisser à quiconque une chance de l’interrompre. Il mettait Masklinn mal à l’aise.

Le gnome s’en ouvrit à Gurder :

— Nisodème est parfois surexcité, répondit Gurder, mais il a le cœur au bon endroit.

— Et sa tête ?

— Écoute. Nous nous connaissons bien, tous les deux, non ? On se comprend bien, tu ne trouves pas ?

— Si. Pourquoi ?

— Alors, je te laisse prendre les décisions qui affectent le corps des gnomes, expliqua Gurder (sa voix était juste à la lisière de la menace), et tu me laisses prendre celles qui mettent leur âme en jeu. Ça te paraît équitable ?

Et c’est ainsi qu’ils s’en furent.

Les adieux, les messages de dernière minute, l’organisation et, parce qu’ils étaient des gnomes, les mille petites disputes, n’avaient aucune importance.

Ils se mirent en route.

La vie dans la carrière commença à reprendre son cours normal. Il n’apparut plus de camions au portail. Au cas où, Dorcas dépêcha quelques-uns de ses jeunes assistants mécaniciens les plus agiles dans les hauteurs du grillage pour bourrer de boue le cadenas rouillé. Il ordonna également à une équipe de gnomes d’entortiller des fils de fer autour des montants du portail.

— Ça ne les retiendra pas bien longtemps, avoua-t-il. Pas s’ils sont déterminés.

Le Conseil ou, du moins, ce qu’il en restait, hocha la tête d’un air plein de sagesse, bien que, franchement, personne ne comprit grand-chose ni ne se souciât beaucoup de questions mécaniques.

Le camion revint cet après-midi-là. Les deux gnomes qui surveillaient le chemin coururent à la carrière pour faire leur rapport. Le conducteur avait tripatouillé un moment le cadenas, tiré sur les fils et il était reparti avec son véhicule.

— Et il a dit quelque chose, ajouta Sacco.

— Oui, il a dit quelque chose, Sacco l’a entendu, confirma sa collègue, Nouty Mode Enfantine.

C’était une gnomette dodue qui portait un pantalon, se débrouillait fort bien en mécanique et avait été volontaire pour un tour de garde, plutôt que de rester chez elle apprendre la cuisine ; les temps changeaient vraiment, dans la carrière.

— Je l’ai entendu, il a dit quelque chose, confirma Sacco avec amabilité, au cas où la situation n’aurait pas été assez claire.

— C’est la vérité, fit Nouty. Nous l’avons entendu tous les deux, pas vrai, Sacco ?

— Et qu’a-t-il dit ? les encouragea Dorcas.

Je n’ai pas mérité ça, pensait-il en même temps. Pas à mon âge. Je serais bien mieux dans mon atelier, à essayer d’inventer la radio.

— Il a dit…

Sacco prit une profonde inspiration, ses yeux lui sortirent presque des orbites et il tenta d’imiter le mugissement de corne de brume qui était le bruit des humains :

— Sâââââââllllleeuuuuuuhh môôôôôôôôômmmeuuuuuh !

Dorcas regarda les autres.

— Quelqu’un a une explication ? demanda-t-il. On dirait presque que ça a un sens, vous ne trouvez pas ? Je vous dis : si seulement on arrivait à les comprendre…

— Ça devait être un humain idiot, intervint Nouty. Il essayait d’entrer !

— Alors, il reviendra, conclut Dorcas d’un air sombre.

Il secoua la tête.

— Très bien, vous deux, reprit-il. Beau travail. Retournez à votre poste de surveillance. Merci.

Il les regarda partir main dans la main, avant de retraverser la carrière vers l’ancien bureau du directeur.

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