Terry Pratchett - Les terrassiers

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Après les péripéties du Grand Exode (qui suivit la démolition du Grand magasin), les gnomes pensaient vivres tranquilles et heureux, installés dans leur carrière abandonnée à flanc de colline.
Mais la situation change brusquement : la température baisse, du ciel tombent des gouttes et les flaques d’eau deviennent dures, craquantes et glissantes. Bref, l’hiver approche.
Et pour tout compliquer, ces idiots d’humains ont décidés de rouvrir la carrière. Que faire ? Quand on mesure dix centimètres de haut et qu’on vit dix fois plus vite qu’un humain, on n’est pas de taille à repousser de tels envahisseurs.
Heureusement, les gnomes ont peut-être sur la colline un allié de poids : Jekub, le terrible dragon qui sommeille là depuis la construction du Monde…

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D’un autre côté, le monde avait des kilomètres d’envergure, et il était rempli de choses compliquées. On ne pouvait quand même pas s’attendre qu’Arnold Frères (fond. 1905) ait tout créé lui-même.

Aussi Masklinn avait-il décidé de ne rien décider sur le chapitre d’Arnold Frères (fond. 1905), en espérant que s’il existait réellement un Arnold Frères (fond. 1905) et qu’il découvrît l’existence de Masklinn, il ne lui en voudrait pas trop.

Le seul problème quand on garde l’esprit ouvert, c’est qu’on trouve toujours quelqu’un qui tient absolument à y fourrer tout un tas de choses.

On avait soigneusement étalé le journal défraîchi tombé du ciel sur le parquet d’un des vieux hangars.

La feuille était constellée de mots. La plupart d’entre eux étaient compréhensibles pour Masklinn, mais même Grimma devait reconnaître qu’elle n’était pas certaine du sens qu’ils revêtaient dans leur ensemble, L’ENQUÊTE CONFIRME LA FRAUDE AU BAC, par exemple, les laissaient plutôt perplexes. Même chose pour : LES MUTINS DE LA TAXE. Tout autant que pour : JOUEZ AU SUPERLOTO AVEC LE BLACKBURY EVENING POST & GAZETTE. Mais ces mystères pouvaient attendre.

Tous les yeux contemplaient pour l’heure une toute petite superficie de mots, à peu près grande comme un gnome, située au-dessous du mot : Gens.

— Ça signifie gens, expliqua Grimma.

— Ah tiens ? fit Masklinn.

— Et au-dessous, le lettrage dit : Richard Arnold, le play-boy et globe-trotter millionnaire toujours à l’affût de sensations fortes, prendra la semaine prochaine un jet vers le soleil de Floride, afin d’assister au lancement d’Arnsat 1, le premier sat… ellite de communi… (elle hésita)… cations construit par la Multi… nationale Arnco. Ce bond en ayant dans le futur intervient quelques mois à peine après la dest… ruction par le feu d’A…

Les gnomes, qui lisaient en silence en même temps qu’elle, furent parcourus d’un frisson collectif.

— … d’Arnold Frères, ce grand magasin de Blackbury qui fut le premier de la chaîne de magasins Arnold et la base d’un groupe finan… cier multimillionnaire. Il avait été ouvert en 1905 par le président Frank W. Arnold et son frère Arthur, seuls actionnaires. Son petit-fils Richard, quadragénaire qui…

Sa voix baissa jusqu’à ne plus être qu’un murmure.

— Son petit-fils Richard Quadragénaire, répéta Gurder, la face illuminée par le triomphe. Alors, qu’est-ce que vous trouvez à répondre à ça, hein ?

— C’est quoi, un globe-trotter ? demanda Masklinn.

— Eh bien, un globe, c’est une boule, et trotter, c’est courir au ralenti, répondit Grimma. Donc, c’est quelqu’un qui court au ralenti sur une boule. Un globe-trotter.

— Ce message nous a été envoyé par Arnold Frères, annonça Gurder d’une voix lourde de sens. On nous l’a adressé. Un message.

— Un message qui nous est… hum… destiné ! renchérit Nisodème qui se tenait juste derrière Gurder.

Il leva les bras.

— Contemplez-le, mes frères, car il est issu des profondeurs de…

— Oui, oui, ça va, Nisodème, interrompit Gurder. Calme-toi un peu, tu seras gentil.

L’Abbé adressa à Masklinn un coup d’œil vaguement embarrassé.

— Ça m’étonnerait un peu, quand même. Quand on court au ralenti sur une boule, on tombe. Enfin, si c’est vraiment d’une boule qu’il s’agit… c’est ce que je veux dire, moi, glissa Masklinn.

Ils contemplèrent à nouveau l’Image. Elle était constituée de petits points. Ils composaient un visage souriant. On distinguait des dents et une barbe.

— Rien de plus évident, reprit Gurder avec plus de confiance. Arnold Frères (fond. 1905) nous a envoyé son petit-fils, Richard Quadragénaire, pour… pour…

— Et ces deux noms, les actionnaires du Grand Magasin ? reprit Masklinn. Je ne comprends pas bien. Il me semblait que c’était Arnold Frères (fond. 1905) qui avait créé le Magasin.

— Bien entendu. Et ensuite, ces deux-là… en ont été les actionnaires, expliqua Gurder. Ils découvrirent le Grand Magasin et… euh… l’actionnairent (l’assurance de sa voix fléchit légèrement). Le nom le dit bien : ils ont tout mis en mouvement, répéta-t-il, à moitié pour lui-même. Oui, voilà, c’est ça, c’est logique.

— Admettons, intervint Dorcas. Bon, résumons un peu la situation. Le message, c’est – vous m’arrêtez si je me trompe – que le petit-fils Richard Quadragénaire est en Floride, allez savoir ce que c’est…

— Il va y être, corrigea Grimma.

— C’est une espèce de jus de couleur orange, intervint un des gnomes, pasqu’un jour on est allés à la décharge, et y avait un vieux carton, et dessus y avait marqué : Jus d’orange floride. C’est moi qui l’ai lu, ajouta-t-il avec fierté.

— Bon, alors, si j’ai bien compris, il va aller dans ce jus de couleur orange, répéta Dorcas, la mine sceptique, pour courir au ralenti sur une boule avec un jet – et ça non plus, je ne sais pas ce que c’est. Et apparemment, ça va lui faire des émotions.

Les gnomes s’abîmèrent dans un profond silence, tandis qu’ils étudiaient ce résumé de la situation.

— Les saintes écritures sont parfois complexes à déchiffrer, énonça gravement Gurder.

— Alors, celle-là doit être bougrement sainte, rétorqua Dorcas.

— Moi, je crois que c’est un simple hasard, annonça Angalo avec des airs supérieurs. C’est juste l’histoire d’un banal être humain, comme dans certains livres que nous avons lus.

— Et tu en connais beaucoup, toi, des êtres humains capables de se tenir sur une boule et, en plus, de courir au ralenti dessus ? lança Gurder.

— Bon, d’accord ! Mais alors qu’est-ce qu’on va faire ?

La bouche de Gurder s’ouvrit et se referma plusieurs fois.

— Mais, c’est l’évidence même, répondit-il en hésitant.

— Eh ben, dis-nous ?

— Mais… euh… C’est… euh… l’évidence même. Nous devons aller… euh… à cet endroit où se trouve le jus orange…

— Oui ? l’encouragea Angalo.

— Et… euh… trouver Richard Quadragénaire, ce qui devrait être facile, tu vois, parce qu’on a son image…

— Vraiment ? fit Angalo.

Gurder lui décocha un regard hautain.

— Souviens-toi du commandement qu’avait affiché Arnold Frères (fond. 1905) en son Grand Magasin. N’y lisait-on pas : N’hésitez pas à demander ce que vous ne voyez pas en rayon ?

Les gnomes opinèrent. Nombre d’entre eux se souvenaient de l’avoir vu. Ainsi que les autres commandements. Tout doit disparaître et, à côté des escaliers qui bougeaient, Animaux domestiques et Landaus doivent être tenus dans les bras. Telles étaient les volontés d’Arnold Frères (fond. 1905). On pouvait difficilement les discuter… D’un autre côté, c’était au temps du Grand Magasin. Désormais, ils étaient ici.

— Et… ? insista Angalo.

Gurder commençait à transpirer.

— Eh bien… euh… et alors, on lui demandera qu’on nous laisse tranquilles dans la carrière.

Un silence gêné plana sur l’assistance. Puis Angalo déclara :

— C’est probablement le plan le plus lamentable…

— Qu’est-ce que c’est, un jet ? demanda Grimma. Ça a un rapport avec l’eau ?

— Un jet, c’est une sorte d’avion, expliqua Angalo, leur expert en moyens de transport.

— Alors, s’il prend un jet, c’est pour le garder ou pour se déplacer ? s’enquit Grimma.

Tout le monde se tourna vers Masklinn, dont la fascination pour l’aéroport était bien connue de chacun.

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