Terry Pratchett - Les terrassiers

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Après les péripéties du Grand Exode (qui suivit la démolition du Grand magasin), les gnomes pensaient vivres tranquilles et heureux, installés dans leur carrière abandonnée à flanc de colline.
Mais la situation change brusquement : la température baisse, du ciel tombent des gouttes et les flaques d’eau deviennent dures, craquantes et glissantes. Bref, l’hiver approche.
Et pour tout compliquer, ces idiots d’humains ont décidés de rouvrir la carrière. Que faire ? Quand on mesure dix centimètres de haut et qu’on vit dix fois plus vite qu’un humain, on n’est pas de taille à repousser de tels envahisseurs.
Heureusement, les gnomes ont peut-être sur la colline un allié de poids : Jekub, le terrible dragon qui sommeille là depuis la construction du Monde…

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— Les rouges-gorges, glissa quelqu’un d’autre.

— Heu… oui… reprit le premier, pas très sûr de lui. Ça aussi. C’est pas le meilleur moment pour faire des déplacements, avec les rouges-gorges qui vous tombent dessus de partout.

— Qu’est-ce que vous avez contre les rouges-gorges ? demanda Mémé Morkie qui s’était assoupie un instant. Mon papa disait qu’il y a plein à manger sur un rouge-gorge, quand on en attrape un.

Elle leur adressa fièrement un large sourire.

Ce commentaire eut sur le fil de la conversation le même effet que si on y avait brutalement suspendu un poids de cent kilos. Au bout d’un moment, Gurder déclara :

— Et je continue à maintenir qu’il ne faut pas tout de suite céder à la panique. Il faut attendre et avoir foi en Arnold Frères (fond. 1905), qui saura nous guider.

Nouveau silence. Puis Angalo dit, d’une voix très douce :

— Ça nous fait une belle jambe.

Le silence régna à nouveau. Mais cette fois-ci, c’était un silence lourd, poisseux, qui s’alourdissait, s’empoissait et menaçait de plus en plus à mesure que le temps passait, comme un nuage d’orage enfle au-dessus d’un pic montagneux, jusqu’à ce que le premier éclair soulage l’atmosphère.

L’éclair fusa.

— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda lentement Gurder.

— J’ai simplement exprimé l’opinion générale, répliqua Angalo.

De nombreux gnomes commencèrent à contempler leurs chaussures.

— Ce qui signifie, exactement ?

— Où est-il, Arnold Frères (fond. 1905), hein ? De quelle façon est-ce qu’il nous a aidés à sortir du Grand Magasin ? De quelle façon précise ? Il n’a rien fait, voilà la vérité. (La voix d’Angalo chevrotait un peu, comme s’il était lui-même effrayé par les mots qu’il prononçait.) C’est nous qui avons tout fait. En nous instruisant. On a tout fait nous-mêmes. On a appris à lire les livres, tes livres, et on a découvert des trucs et on a tout fait par nos propres moyens…

Gurder bondit sur ses pieds, blême de fureur. À ses côtés, Nisodème avait mis la main sur sa bouche et semblait trop choqué pour pouvoir dire quoi que ce soit.

— Arnold Frères (fond. 1905) est partout où vont les gnomes ! hurla Gurder.

Angalo vacilla vers l’arrière, mais son père avait été un des gnomes les plus coriaces du Grand Magasin, et il n’abandonnait pas aisément la partie.

— Ça, tu viens juste de l’inventer ! Je ne dis pas qu’il n’y avait pas… euh… quelque chose dans le Grand Magasin, mais c’était dans le Grand Magasin. Maintenant on est ici, et on ne peut compter que sur nous-mêmes ! Le problème avec vous, les Papeteri, c’est que vous aviez tant de pouvoir dans le Grand Magasin que vous ne vous résignez toujours pas à l’abandonner !

Ce fut au tour de Masklinn de se lever.

— Minute, tous les deux… commença-t-il.

— Ah, c’est comme ça ? gronda Gurder en ignorant cette intervention. Voilà bien les Konfection ! Vous avez toujours été des orgueilleux ! Bouffis d’arrogance ! Parce qu’on a conduit un camion pendant cinq minutes, ça y est, on croit qu’on sait tout, hein ? Peut-être que vous allez récolter exactement ce que vous avez semé, tu y as pensé ?

— … ce n’est ni l’heure ni le lieu pour ce genre de chose… poursuivit Masklinn.

— Ces menaces sont ridicules ! Pourquoi est-ce que tu ne l’admets pas, vieil imbécile ? Arnold Frères n’existe pas ! Sers-toi donc de la cervelle qu’Arnold Frères t’a donnée, pour une fois !

— Si vous ne vous taisez pas tous les deux, j’en prends un pour taper sur l’autre !

L’intervention parut efficace.

— Bien, reprit Masklinn d’une voix plus normale. Je crois que ce serait une bonne idée si tout le monde allait s’affairer… s’affairer à ses activités respectives. Parce qu’on ne peut pas prendre de décisions compliquées dans de telles conditions. Il faut que nous réfléchissions tous un peu à la situation.

Les gnomes quittèrent la salle en file indienne, soulagés d’en avoir terminé. Masklinn pouvait entendre Gurder et Angalo s’apostropher au-dehors.

— Pas vous deux, les avertit-il.

— Hé, minute… fit Gurder.

— Non. Vous, minute ! Regardez-vous. Il y a peut-être un problème capital qui couve, et vous vous chamaillez ! Mais à quoi pensez-vous ? Vous allez inquiéter les gens !

— Mais c’est un sujet important, marmonna Angalo.

— Ce qu’il faut faire tout de suite, trancha Masklinn d’un ton sec, c’est aller inspecter à nouveau cette grange. Je ne peux pas dire que l’idée m’enchante, mais il sera peut-être utile d’avoir une issue de secours. De toute façon, ça occupera les gens et pendant ce temps, ils ne s’inquiéteront pas. Qu’en pensez-vous ?

— Oui, je suppose, admit Gurder de mauvaise grâce. Mais…

— Finis, les mais. Vous vous conduisez comme deux idiots. Les gens ont une haute opinion de vous. Alors donnez le bon exemple, c’est compris ?

Les deux gnomes échangèrent des regards furibonds, mais ils opinèrent ensemble.

— Eh bien, parfait, conclut Masklinn. Maintenant, nous allons sortir tous ensemble. Les gens verront que vous vous êtes réconciliés, et ça calmera leurs inquiétudes. Et ensuite, nous pourrons commencer à échafauder des plans.

— Mais c’est important, Arnold Frères (fond. 1905), insista Gurder.

— Certes, fit Masklinn, tandis qu’ils sortaient dans la lumière de la carrière.

Le vent était retombé, laissant un ciel d’un bleu profond et glacé.

— Il n’y a pas de certes qui tienne, fit Gurder.

— Bon, écoutez, coupa Masklinn. J’ignore si Arnold Frères (fond. 1905) est réel, s’il était dans le Grand Magasin ou s’il n’existe que dans nos têtes, ou je ne sais quoi encore, mais ce que je sais, c’est qu’il ne va pas nous tomber du ciel.

Tous trois levèrent le nez à ces mots. Les gnomes du Grand Magasin frissonnèrent un peu. Il fallait toujours un peu de courage pour affronter le ciel infini quand on avait l’habitude de jolis parquets bien réconfortants, mais il était de tradition, quand on faisait référence à Arnold Frères, de lever les yeux. C’est là-haut que se trouvaient la Direction et la Comptabilité, au temps du Grand Magasin.

— C’est drôle, ce que tu dis, parce que justement il y a quelque chose, là-haut, fit remarquer Angalo.

Un objet blanc, vaguement rectangulaire, flottait paisiblement dans les cieux, grandissant sans cesse.

— C’est un simple morceau de papier, fit Gurder. Le vent a dû le déloger du dépotoir.

Le doute n’était plus permis : l’objet était beaucoup plus grand, maintenant. Il virevoltait paisiblement en descendant sur la carrière.

— Je crois que nous ferions bien de reculer un peu… dit lentement Masklinn tandis que l’ombre se ruait vers le sol à sa rencontre.

L’objet tomba sur lui.

Bien entendu, ce n’était que du papier. Mais les gnomes sont tout petits, et le morceau de papier était tombé de très haut, si bien que l’impact suffit à renverser Masklinn.

Mais le plus surprenant, ce furent les mots qu’il aperçut en tombant en arrière. Ces mots étaient : Arnold Frères.

3

I. Et ils cherchèrent un Signe plus éloquent envoyé par Arnold Frères (fond. 1905), et il y eut un Signe.

II. Et certains parlèrent et dirent : Ouais, bon, d’accord, mais en fait ce n’est qu’une coin si dense.

III. Mais il y en eut d’autres pour dire : Même la coin si dense est un Signe.

La Gnomenclature, Signes, Chapitre 2, Versets I-III

Sur le sujet d’Arnold Frères (fond. 1905), Masklinn avait toujours gardé l’esprit ouvert à toutes les hypothèses. Quand on y réfléchissait, le Grand Magasin avait été fichtrement impressionnant, avec ses escaliers qui bougent et tout ça. Si ce n’était pas Arnold Frères (fond. 1905) qui l’avait créé, alors qui ? Après tout, ça ne laissait plus que les humains. Non que Masklinn ait considéré les humains comme aussi idiots que le pensaient la plupart des gnomes : oui, c’étaient des balourds, ils étaient lents, mais ils possédaient un genre de détermination impavide. On pouvait sûrement leur apprendre à réaliser des tâches simples.

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