J’ai déjà vu six Fêtons Noël, songeait-il. Six… comment dit-on ?… Six ans. Et presque un de plus, je crois, encore que ce soit difficile d’être sûr, par ici. Personne n’accroche plus de panneaux pour annoncer ce qui va se passer, et on a baissé le chauffage. Sept ans. L’époque où un gnome aimerait bien prendre la vie en douceur. Et me voilà en un lieu où le monde est dépourvu de murs convenables, où l’eau devient parfois froide et dure le matin, et où les ventilateurs et les radiateurs sont déréglés à un point scandaleux. Bien entendu (il se reprit un peu), en tant que savant, je trouve tous ces phénomènes fascinants. Simplement, j’aimerais bien les trouver fascinants depuis un point d’observation coquet et douillet, au-Dedans.
Ah, le Dedans ! Voilà l’endroit idéal. La plupart des vieux gnomes souffraient d’une phobie du Dehors, et personne n’aimait beaucoup aborder le sujet. Dans la carrière, passe encore : il y avait de grandes murailles de roc. Si on évitait de trop lever les yeux et qu’on ignorait le quatrième côté, avec ses effroyables échappées sur la campagne environnante, on pouvait presque s’imaginer de retour dans le Grand Magasin. Mais malgré tout, la plupart des vieux gnomes préféraient se réfugier dans les hangars ou dans la douillette pénombre au-dessous des parquets. De cette façon, on évitait cette abominable sensation d’exposition, l’impression détestable que le ciel vous observait.
Pour leur part, les enfants semblaient s’adapter parfaitement au Dehors. Ils n’avaient pas vraiment l’habitude d’autre chose. C’est tout juste s’ils se rappelaient le Grand Magasin, mais cela ne signifiait plus grand-chose pour eux. Le Dehors leur appartenait. Ils s’étaient acclimatés. Et les jeunes chasseurs et cueilleurs… Ah, ma foi, quand on est jeune, on aime bien faire montre de son courage, pas vrai ? Surtout devant les autres jeunes hommes. Et devant les jeunes femmes.
Bien entendu, se dit Dorcas, en tant que savant et gnome féru de rationalisme, je sais très bien que nous n’étions pas destinés à vivre indéfiniment sous les parquets. Simplement, quand on est un gnome qui a près de sept ans, et qu’on commence à sentir ses articulations craquer, je dois admettre qu’on éprouve un certain réconfort à voir quelques-uns des anciens panneaux autour de soi. Réductions fantastiques, par exemple, ou peut-être juste un tout petit qui clamerait Demain, grands soldes. Ça ne ferait de mal à personne et je suis certain que je me sentirais plus à mon aise. Ce qui, bien évidemment, est parfaitement grotesque, quand on envisage la chose sous l’angle rationnel.
Il songea : Voilà des pensées parfaitement déplacées pour un gnome féru de rationalisme.
La boiserie qui encadrait la porte du bureau du directeur présentait une fente. Dorcas s’y faufila pour gagner la pénombre familière sous le parquet, et il avança jusqu’à ce qu’il trouve l’interrupteur.
Une idée dont il était plutôt fier. Une énorme alarme rouge était accrochée au mur extérieur du bureau ; sans doute pour que les humains puissent entendre la sonnerie du téléphone quand il y avait du bruit dans la carrière. Dorcas avait modifié les fils de telle façon qu’il pouvait la faire sonner chaque fois qu’il en avait envie.
Il appuya sur l’interrupteur.
Des gnomes arrivèrent en courant de tous les recoins de la carrière. Dorcas attendit que l’espace sous le parquet se soit rempli, puis il tira vers lui une boîte d’allumettes vide, pour s’en servir d’estrade.
— L’humain est revenu, annonça-t-il. Il n’a pas réussi à entrer, mais il va continuer à essayer.
— Et tes bouts de fil de fer ? s’inquiéta un des gnomes.
— Il existe des outils coupe-fil, je le crains.
— Voilà qui règle le sort de ta théorie sur… hum… l’intelligence humaine. S’ils étaient réellement intelligents, les humains auraient compris… hum… qu’il ne faut pas aller là où on n’a pas envie de les voir, jugea Nisodème d’un ton acide.
Dorcas aimait voir les jeunes gnomes manifester de l’ardeur, mais Nisodème vibrait d’une impatience bien spéciale qui était désagréable à observer. Dorcas lui jeta un regard aussi furieux qu’il l’osa.
— Les humains de la région sont peut-être différents de ceux du Grand Magasin, jeta-t-il. Enfin, bref…
— C’est Ordre qui a dû l’envoyer, dit Nisodème. C’est un jugement… hum… à notre encontre !
— Pas du tout. Il s’agit d’un simple humain, répliqua Dorcas.
Nisodème lui décocha un regard furieux tandis qu’il poursuivait :
— Bon, maintenant, il faudrait vraiment commencer à expédier une partie des femmes et des enfants à…
Dehors, on entendit un bruit de pas pressés et les sentinelles du portail s’introduisirent précipitamment par la fente.
— Il est revenu ! Il est revenu ! ahana Sacco. L’humain ! Il est de retour !
— Très bien, très bien ! fit Dorcas. Pas de panique, il ne peut pas…
— Non ! Non ! Non ! hurla Sacco en sautant sur place. Il a un de ces coupe-machins ! Il a coupé le fil de fer, et la chaîne qui fermait le portail aussi, et il… !
Personne n’entendit la suite.
C’était inutile.
Le bruit d’un moteur qui se rapprochait racontait le reste de l’histoire.
Il s’amplifia tellement que tout le hangar trembla. Puis il s’arrêta brusquement, laissant derrière lui un sale silence qui était encore pire que le vacarme. On entendit le choc mat d’une portière qui claquait, suivi par le craquement et le grincement de la porte du hangar.
Puis des pas. Au-dessus de leur tête, les lattes du parquet ployèrent et laissèrent tomber de petits paquets de poussière, tandis que de terribles pas parcouraient le bureau de long en large.
Les gnomes étaient figés dans un silence absolu. Rien ne bougeait, sauf leurs yeux, qui suivaient à la trace le bruit des pas, restant sur place quand ils s’arrêtaient, allant et venant au rythme des déplacements de l’humain dans la pièce au-dessus d’eux. Un bébé commença à pleurnicher.
On entendit un cliquetis, le son étouffé d’une voix humaine émettant sa traditionnelle et incompréhensible logorrhée. Cela dura un certain temps.
Puis les pas quittèrent à nouveau le bureau. Les gnomes les entendirent crisser au-dehors, accompagnés d’autres bruits. D’horribles cliquetis de métal.
Un petit gnome dit :
— M’man, j’ai envie d’aller aux cabinets ; m’man…
— Chhhut !
— Mais c’est pressé, m’man !
— Tu vas te taire ?
Tous les gnomes étaient figés tandis que les bruits continuaient autour d’eux. Enfin, presque tous. Un tout petit gnome était en train de danser d’un pied sur l’autre, pendant que son visage virait au pivoine.
Finalement, le vacarme cessa. On entendit claquer une portière, et le grondement du moteur reprit, pour s’estomper graduellement.
À voix très basse, Dorcas annonça :
— Je crois que nous pouvons nous détendre un peu, maintenant.
Des centaines de gnomes laissèrent échapper un soupir de soulagement.
— M’man !
— Oui, bon, d’accord, va vite.
Et, après le soupir de soulagement, le brouhaha monta. Une voix domina les autres.
— Nous n’avons jamais connu ça, au temps du Grand Magasin ! lança Nisodème en grimpant sur une demi-brique. Je vous le demande, mes frères gnomes, est-ce donc là ce qu’on nous avait conduits… hum… à espérer ?
Il y eut un chœur confus de oui et de non , tandis que Nisodème poursuivait.
— Il y a un an, nous vivions en sécurité dans le Grand Magasin. Vous rappelez-vous à quoi ressemblait le Fêtons Noël ? Vous souvenez-vous de ce que représentait l’Alimentation ? Quelqu’un a-t-il souvenir du goût qu’avaient… hum… le rôti de bœuf et la dinde ?
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