L’humain la regardait, aucun doute.
Le partage est-il possible ? s’interrogeait-elle. Ils vivent dans un grand monde lent ; nous, dans un petit monde rapide. Nous ne pouvons pas nous comprendre. Ils ne sont même pas capables de nous voir, sauf si nous restons immobiles, comme moi en ce moment. Nous nous déplaçons trop vite pour eux. Ils ne croient pas à notre existence.
Elle leva les yeux vers les grandes prunelles terrorisées.
Nous n’avons jamais tenté de… C’était quoi le mot ? De communiquer avec eux auparavant. Pas comme il faut. Pas comme si c’étaient de vraies personnes, vraiment douées de raison. Comment leur dire que nous existons bien et que nous sommes vraiment là ?
Mais peut-être que lorsqu’on est couché par terre, ligoté par de petits êtres qu’on voit à peine et auxquels on ne croit pas, le moment est mal choisi pour commencer à communiquer.
On devrait peut-être remettre ça à une autre fois. Pas de panneaux, pas de cris, rien qu’une tentative pour essayer de se faire comprendre d’eux.
Et si on y parvenait ? Ça ne serait pas extraordinaire ? Ils pourraient faire les gros travaux lents à notre place, et nous, on pourrait faire… oh, des petits trucs rapides. De petites besognes minutieuses dont leurs gros doigts sont incapables… mais pas question de peindre des fleurs ou de réparer leurs chaussures.
— Grimma ? Faut que tu voies ça, Grimma, dit une voix derrière elle.
Les gnomes étaient rassemblés autour d’un fouillis blanc sur le sol.
Ah oui. L’humain regardait un de ces grands bouts de papier.
Les gnomes l’avaient étalé par terre. Il ressemblait beaucoup au premier qu’ils avaient vu, sauf que celui-ci s’appelait TOUTES LES NOUVELLES EN EXCLUSIVITÉ DANS LE BLACKBURY EVENING POST & GAZETTE. Il y avait d’autres grandes et grosses lettres, presque aussi grandes qu’une tête de gnome.
Grimma secoua la sienne en tentant d’en décrypter le sens. Elle comprenait très bien les livres, à son avis, mais les journaux semblaient s’exprimer dans un autre idiome. Ce n’étaient que tragédies, rebondissements et images floues où des humains tout sourire se secouaient la main (GALA DE BIENFAISANCE : 455 LIVRES POUR SOUTENIR L’HÔPITAL). Chaque mot pris séparément ne présentait aucune difficulté, mais une fois assemblés, soit ils ne voulaient plus rien dire, soit c’était quelque chose de parfaitement invraisemblable (LA CRÈCHE MUNICIPALE BÂTIE GRÂCE À DES POTS-DE-VIN).
— Non, c’est là, intervint un des gnomes, cette page-là. Regarde ces mots, ce sont les mêmes que la dernière fois, regarde ! Ça parle de Richard Quadragénaire !
Grimma parcourut d’un pas rapide un article qui parlait de quelqu’un qui avait mis du veto sur le projet de quelqu’un d’autre.
Effectivement, sous les mots : PROBLÈMES POUR LE SATELLITE TV figurait une image floue de Richard Quadragénaire.
Elle s’agenouilla et contempla les petits mots au-dessous.
— Lis à haute voix ! lui demandèrent-ils.
— Richard Arnold, président du Groupe Arnco, basé à Blackbury, a déclaré aujourd’hui en Floride que les savants tentaient toujours de re… reprendre le contrôle d’Arnsat 1, le sat… satellite de com… communications de plusieurs millions de livres…
Les gnomes se regardèrent.
— Plusieurs millions de livres, dirent-ils. Ça en fait, de la lecture !
— Après le suc… succès du déc… déclouage en Floride, lut Grimma avec effort, tout le monde espérait qu’Arnsat entamerait aujourd’hui ses premiers essais de tr… tr… transmissions. Mais le sat… tellite émet un îlot continu de sig… signaux anormaux. « On dirait un code », a confié Richard, quadragénaire président d’Arnco…
Un murmure d’appréciation échappa à l’auditoire.
— On pourrait penser qu’il agit de façon indépendante, poursuivit Grimma.
Il y avait encore du texte, des histoires de tâtonnements inévitables, mais Grimma ne savait pas ce que c’était et ne se donna pas la peine de lire plus avant.
Elle se souvenait de la façon dont Masklinn avait parlé des étoiles, et pourquoi elles restaient en l’air. Et puis il y avait le Truc. Masklinn l’avait emporté avec lui. Le Truc savait parler à l’électricité, non ? Il pouvait l’entendre dans les fils électriques, et par ce machin dans l’air que Dorcas appelait la radio. Et si quelque chose était capable d’envoyer des signaux anormaux, c’était bien le Truc. Je risque d’aller encore plus loin que lors du Grand Exode, avait dit Masklinn.
— Ils sont vivants, dit-elle sans s’adresser à personne en particulier. Masklinn, Gurder, Angalo. Ils sont arrivés dans la Floride et ils sont toujours vivants.
Elle se souvint qu’il avait essayé quelquefois de lui parler du ciel, du Truc et de l’endroit d’où étaient venus les gnomes à l’origine, et elle n’avait jamais vraiment compris, pas plus que lui n’avait compris l’histoire des petites grenouilles.
— Ils sont toujours vivants, répéta-t-elle. Je le sais. Je ne sais Pas exactement comment, ni où, mais ils ont une espèce de Plan et ils sont toujours vivants.
Les gnomes échangèrent des regards éloquents, et le sens général était le suivant : Elle se fait des illusions, mais il faudrait avoir plus de courage que moi pour se risquer à la détromper.
Mémé Morkie lui tapota doucement l’épaule.
— Mais oui, mais oui, lui dit-elle sur un ton apaisant. Et je suis contente de voir qu’ils ont réussi leur déclouage. Ça ne doit pas être très commode, quand les affaires sont bien accrochées. Mais à ta place, ma fille, j’essaierais de dormir un peu.
Grimma fit un rêve.
C’était un rêve très confus. C’est presque toujours le cas, avec les rêves. Ils ne sont jamais proprement emballés. Elle rêva de vacarme et de grandes lumières qui clignotaient. Et d’yeux.
Des petits yeux jaunes. Et Masklinn, assis sur une branche, regardait les petits yeux jaunes en contrebas.
Je vois ce qu’il est en train de faire en ce moment, songea-t-elle. Il est vivant. Je l’ai toujours su, bien entendu. Mais je n’imaginais pas qu’il y avait tant de feuillage, dans l’espace. Ou peut-être que rien de tout ça n’est vrai et que je suis en train de rêver…
C’est alors que quelqu’un la réveilla.
Il n’est jamais bon de s’inquiéter du sens des rêves ; aussi ne s’y risqua-t-elle pas.
Il neigea à nouveau pendant la nuit, sur les ailes d’un vent glacial. Plusieurs gnomes explorèrent les abords des hangars et revinrent porteurs de quelques légumes passés inaperçus, mais la quantité en était piteuse. L’humain ligoté finit par s’endormir et se mit à ronfler comme quelqu’un qui s’attaque à une très grosse bûche avec une toute petite scie.
— Les autres viendront le chercher demain matin, prévint Grimma. Il ne faudra plus être là. Nous devrions peut-être…
Elle s’arrêta. Tout le monde dressa l’oreille.
On entendait des mouvements sous les lattes du parquet.
— Il reste encore quelqu’un là-dessous ? chuchota Grimma.
Les gnomes qui étaient à ses côtés secouèrent la tête. Personne ne serait resté sous le parquet, dans le froid, alors qu’on pouvait profiter de la chaleur et de la lumière du bureau.
— Et ça ne peut pas être des rats, compléta-t-elle.
Puis quelqu’un appela, sur ce ton, mi-cri, mi-chuchotement, des gens qui veulent se faire entendre tout en restant aussi discrets que possible.
Le quelqu’un se révéla être Sacco.
Ils écartèrent la latte que les humains avaient détachée et l’aidèrent à monter. Il était couvert de boue et titubait, à bout de forces.
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