Le fil tint bon.
Les sandwiches s’avérèrent être au fromage et à la sauce piquante, et la Thermos, quand ils réussirent à en dévisser le bouchon, se révéla remplie de bouillon.
— De la nourriture du Grand Magasin, se dirent-ils les uns aux autres, de la bonne nourriture comme dans le Grand Magasin, comme celle qu’on mangeait avant.
Ils envahirent la pièce par toutes les crevasses et tous les trous de souris. Il y avait un feu électrique à côté de la table et ils s’assirent en rangées solennelles devant l’incandescente barre rouge, ou se promenèrent dans le bureau bondé.
— On a réussi, exactement comme dans Les Voyages de Pull-over. Plus grands ils sont, plus dure sera la chute !
Une suggestion populaire auprès de certains exigeait qu’ils tuent l’humain, dont les yeux affolés les suivaient dans tous leurs déplacements. C’est à ce moment-là qu’ils découvrirent la boîte.
Elle était posée sur une étagère. Elle était jaune. Elle portait sur le devant l’image d’un rat avec une expression pas vraiment ravie. Elle s’ornait également des mots RATATINOR en grosses lettres rouges. Au dos…
Grimma plissa le front en essayant de déchiffrer les mots en plus petits caractères imprimés sur le dos de la boîte.
— Ça dit : Ils En Goûtent Une Fois Mais Ne Reviennent Jamais ! dit-elle. À ce qu’il paraît, ça contient du Polydichlorométhylindon 4, allez savoir ce que c’est. Débarrasse la Maison de toutes les…
Elle s’arrêta.
— De toutes les quoi ? demandèrent les gnomes qui l’écoutaient. De toutes les quoi ?
Grimma baissa le ton.
— Ça dit : Débarrasse la Maison de toutes les Nuisances et de la Vermine en un Clin d’Œil ! C’est du poison. Voilà ce qu’ils ont mis sous le parquet.
Le silence qui suivit fut noir de colère. Les gnomes avaient élevé beaucoup d’enfants dans la carrière. Ils avaient des idées bien arrêtées sur le poison.
— On devrait forcer l’humain à en manger, déclara l’un d’eux. Lui remplir la bouche de Polyglodingdong je ne sais quoi. Des nuisances et de la vermine !
— Je crois qu’ils nous prennent pour des rats, expliqua Grimma.
— Alors, dans ce cas, ça excuse tout, n’est-ce pas ? lança un gnome avec une ironie dévastatrice. Les rats sont de braves types. On n’a jamais eu de problèmes avec eux. Y a aucune raison d’aller leur donner de la nourriture empoisonnée.
De fait, les gnomes s’entendaient très bien avec les rats, sans doute parce que le chef de ces animaux était Bobo, qui avait été l’animal de compagnie d’Angalo au temps où il vivait dans le Grand Magasin. Les deux espèces se traitaient avec la camaraderie distante de créatures qui pouvaient, si l’occasion se présentait, se dévorer mutuellement mais qui avaient décidé de ne pas le faire.
— Ouais, les rats nous remercieraient de les débarrasser d’un humain, poursuivit-il.
— Non, dit Grimma. Non. Je pense qu’il ne faut pas faire ça. Masklinn a toujours dit qu’ils sont presque aussi intelligents que nous. On n’empoisonne pas des créatures intelligentes.
— Ils ne se sont pas gênés pour essayer !
— Ce ne sont pas des gnomes. Ils ne savent pas se conduire convenablement. Et puis, soyez raisonnables. Il viendra d’autres humains demain matin. S’ils trouvent l’un des leurs mort, on va avoir beaucoup d’ennuis.
L’argument avait du poids. Mais ils s’étaient montrés à un humain. Aucun gnome ne se souvenait que la situation se fût déjà présentée. Ils y avaient été contraints ; c’était ça ou mourir de faim et de froid, mais personne ne savait où tout ça finirait. Il était un peu plus facile de prédire comment ça finirait. Mal, sans doute.
— Allez ranger ça à un endroit où les rats ne risquent pas de tomber dessus, conseilla Grimma.
— Ben moi, je trouve qu’on devrait lui en faire goûter juste un peu… commença quelqu’un.
— Non ! Emportez-moi ça. Nous allons passer le reste de la nuit ici. Ensuite, on s’en ira avant que le jour se lève.
— Bon, d’accord, si tu le dis. Mais j’espère qu’on n’aura pas à s’en repentir plus tard, c’est tout.
Les gnomes emportèrent l’abominable boîte.
Grimma alla jusqu’à l’endroit où l’humain était couché. Il était bien ligoté, maintenant, et aurait été incapable de bouger le petit doigt. Il ressemblait exactement à l’image de Pull-over, enfin, Truc, là, sauf que les gnomes avaient utilisé des matériaux dont leurs congénères n’avaient jamais entendu parler à leur époque, c’est-à-dire des tas de fils électriques. C’était beaucoup plus résistant que de la corde. Et ils étaient nettement plus en colère. Pull-over n’avait pas conduit un énorme camion partout chez les autres gnomes, et il n’avait pas été déposer du poison pour les rats.
Les gnomes avaient fouillé les poches de l’humain et empilé leur contenu par terre. Figurait notamment un immense carré de tissu blanc, qu’un groupe de gnomes était parvenu à attacher en travers de la bouche du prisonnier après que ses meuglements eurent fini par devenir insupportables à tout le monde.
Maintenant, ils mangeaient des bouts de sandwich et observaient ses yeux.
Les humains ne peuvent pas comprendre les gnomes. Leurs voix sont trop rapides, trop aiguës, comme le piaulement des chauves-souris. C’est probablement aussi bien.
— Moi, je dis qu’on devrait trouver quelque chose de pointu et le lui rentrer dans le lard, fit un gnome. Dans toutes les parties charnues.
— On pourrait lui faire des choses avec des allumettes, suggéra une dame gnome, à la grande surprise de Grimma.
— Et des clous, renchérit un gnome d’âge mûr.
L’humain gronda derrière son bâillon et il tira sur ses liens.
— On pourrait lui arracher les cheveux, ajouta la dame gnome. Et ensuite, on…
— Eh bien ! allez-y faites-le, intervint Grimma. Il est là, juste en face de vous. Faites ce que vous avez envie de faire.
— Qui, moi ? (La dame gnome recula.) Je ne… Pas moi ! Je ne parlais pas de moi. Je voulais dire… Enfin, nous tous, quoi. La gnomité.
— C’est bien ce que je disais, repartit Grimma. La gnomité est composée de gnomes, c’est tout. D’ailleurs, ce n’est pas bien de faire du mal aux prisonniers. J’ai lu ça dans un livre. On appelle ça la Convention de Genève. Quand on a des gens en son pouvoir, on n’a pas le droit de leur faire du mal.
— Je dirais plutôt que c’est le moment idéal, rétorqua un gnome. Leur taper dessus quand ils ne peuvent pas riposter, voilà ce qu’il faut faire. Et puis, c’est pas comme si les humains étaient des personnes réelles.
Il recula en traînant les pieds malgré tout.
— Quand même… c’est curieux, lorsqu’on regarde leur visage de près, fit la dame gnome en inclinant la tête de côté, ils nous ressemblent beaucoup. En plus grand, c’est tout.
Un des gnomes inspecta les yeux effarés de l’humain.
— Qu’est-ce qu’il a le nez poilu ! jugea-t-il. Et les oreilles, aussi !
— C’est répugnant, dit la dame.
— Quand on les voit avec ces énormes nez, on aurait presque envie de les plaindre.
Grimma contempla les yeux de l’humain. Je me demande… pensa-t-elle. Ils sont plus grands que nous, ils doivent donc avoir de la place pour ranger un cerveau. Et ils ont des yeux énormes. Ils ont bien dû nous voir une fois ? Masklinn dit que nous sommes là depuis des milliers d’années. Durant tout ce temps, les humains ont bien dû nous rencontrer.
Ils ont dû savoir que nous étions des personnes réelles. Mais dans leur tête, ils ont fait de nous des farfadets. Peut-être parce qu’ils ne voulaient pas partager leur monde avec nous.
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