Ils s’en furent en trottinant.
— Que pouvons-nous faire d’autre ? demanda Grimma.
— Il vaudrait mieux retirer le carburant, décréta Dorcas tandis qu’ils pénétraient dans l’ombre du camion.
L’engin était beaucoup plus petit que celui avec lequel ils avaient quitté le Grand Magasin, mais il restait de taille respectable. Dorcas avança jusqu’à se trouver sous la forme dodue du réservoir de carburant.
Quatre jeunes gnomes avaient tiré une boîte de conserve vide des fourrés. Dorcas les appela et leur indiqua le réservoir au-dessus de sa tête.
— Il doit y avoir un écrou par là, fit-il. Ça sert à faire couler le carburant. Mettez une clé à molette en place. Et assurez-vous que la boîte de conserve est bien au-dessous, avant de commencer !
Ils hochèrent la tête avec enthousiasme et se mirent à l’ouvrage. Les gnomes sont d’excellents grimpeurs et ils ont une force remarquable, pour leur taille.
— Et, par pitié, essayez de ne pas en renverser ! leur lança Dorcas au passage.
— Je ne vois pas quelle importance ça peut avoir, fit observer Grimma derrière lui. Nous voulons juste vider le camion de son carburant. Où il coule, c’est secondaire, non ?
Elle lui jeta un nouveau coup d’œil pensif. Dorcas cligna des yeux en lui rendant son regard, tandis que son cerveau travaillait à toute allure.
— Ah, dit-il. Ah. Ah. Parce que. Parcequeparcequeparceque. Ah. Parce que c’est un produit dangereux. On ne veut pas que ça pollue partout, non ? Il vaut mieux le récupérer soigneusement dans une boîte et…
— Le mettre en sécurité ? suggéra Grimma avec de noirs soupçons.
— Voilà ! Voilà, opina Dorcas qui commençait à transpirer. Excellente idée. Bon, maintenant, si nous allions par là pour…
Il y eut un violent déplacement d’air et un choc, juste dans leur dos. La batterie du camion venait d’atterrir à l’endroit qu’ils occupaient un instant plus tôt.
— Pardon, Dorcas, lança Sacco, des hauteurs. C’est beaucoup plus lourd qu’on ne pensait. Elle nous a échappé.
— Espèces d’idiots ! cria Grimma.
— Oui, idiots ! cria Dorcas lui aussi. Vous avez failli l’endommager ! Allez, descendez tout de suite et venez la tirer sous la haie, vite !
— C’est nous qu’il aurait pu endommager ! s’indigna Grimma.
— Oui. Oui. Oui, c’est ce que je voulais dire, bien entendu, répondit distraitement Dorcas. Ça ne te dérange pas de surveiller l’organisation quelques instants ? Ce sont de braves petits gars, mais ils se laissent un peu trop emporter par l’enthousiasme, si tu vois ce que je veux dire.
Il s’éloigna dans l’ombre, la tête levée.
— Ça alors ! commenta Grimma.
Elle se retourna vers Sacco et ses amis qui descendaient avec des mines piteuses.
— Ne restez donc pas plantés là, leur dit-elle. Amenez-moi ça sous la haie. Dorcas ne vous a donc pas appris à vous servir de leviers ? C’est très important, les leviers. On peut faire des choses incroyables, avec. On s’en est beaucoup servis pendant le Grand Exode…
Sa voix s’éteignit. Elle se retourna et regarda la silhouette de Dorcas au loin. Ses yeux s’étrécirent.
Ce rusé filou mijote quelque chose , se dit-elle.
— Oh, dépêchez-vous donc ! lança-t-elle, avant de courir rejoindre Dorcas.
Il était debout sous le moteur du camion, contemplant avec une intensité soutenue la tuyauterie rouillée. En arrivant à sa hauteur, elle l’entendit nettement dire :
— Voyons, de quoi d’autre avons-nous besoin ?
— Comment ça, besoin ? demanda Grimma d’une voix douce.
— Oh, pour aider. Je…
Dorcas s’interrompit et se retourna lentement.
— Je veux dire, de quoi d’autre avons-nous besoin pour immobiliser complètement cet engin, dit-il avec l’inexpressivité d’un bloc de pierre. Voilà ce que je voulais dire.
— Tu n’as quand même pas l’intention de conduire ce camion ? demanda Grimma.
— Ne dis pas de bêtises. Pour aller où ? Il serait incapable de traverser les champs jusqu’à la grange.
— Bon. Très bien, alors.
— Je veux juste jeter un petit coup d’œil. On ne perd jamais le temps que l’on passe à accumuler des connaissances, poursuivit Dorcas d’un ton léger.
Il émergea dans la lumière, de l’autre côté du camion, et leva les yeux.
— Tiens, tiens, dit-il.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ils ont laissé la portière ouverte. Je suppose qu’ils pensaient que ça n’avait pas d’importance, puisqu’ils vont revenir.
Grimma suivit la direction de son regard. La portière du véhicule était légèrement entrebâillée.
— Aide-moi ; il faut trouver un bâton assez grand, ajouta-t-il. Je pense qu’on devrait pouvoir grimper là-haut et fouiner un peu.
— Fouiner un peu ? Tu cherches quoi ?
— On n’en sait rien tant qu’on n’a pas été voir, répondit Dorcas avec philosophie.
Il jeta un autre coup d’œil sous le ventre du camion.
— Comment ça se passe, vous autres ? On a besoin d’un coup de main.
Sacco arriva en titubant.
— On a réussi à tirer le machin de batterie sous la haie, et la boîte est presque pleine. Qu’est-ce que ça pue ! Et il y en a encore plein qui coule.
— Tu peux remettre l’écrou en place ?
— Nouty a essayé et elle a été couverte de beurk.
— Alors, laissez le carburant se répandre sur le chemin, décida Dorcas.
— Hé là ! Je croyais que c’était dangereux, selon toi ? protesta Grimma. C’est dangereux jusqu’à ce que tu aies rempli ta boîte et ça n’est plus dangereux d’un seul coup ?
— Bon, écoute, tu voulais que j’arrête le camion, non ? J’ai arrêté le camion, rétorqua Dorcas. Alors maintenant, tu la fermes. D’accord ?
Grimma le regarda avec une mine horrifiée.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
Dorcas ravala sa salive. Oh, après tout, si on doit se faire enguirlander, autant que ce soit pour un bon motif.
— Je t’ai dit : Ferme-la, répondit-il doucement. Je ne veux pas être malpoli, mais tu es tout le temps à crier après tout le monde. Désolé, mais c’est la vérité. Je t’aide. Je ne t’ai pas demandé de m’aider, mais tu pourrais au moins me laisser faire, au lieu de passer ton temps à me houspiller. Et tu ne dis jamais s’il te plaît , jamais merci. Les gens, c’est un peu comme les machines, ajouta-t-il tandis que le visage de Grimma virait à l’écarlate, et des mots comme s’il te plaît et merci, c’est exactement comme le cambouis. Ça aide à faire mieux tourner les choses. Ça va comme ça ?
Il se retourna vers les garçons, qui paraissaient très gênés d’être là.
— Trouvez-moi un bâton assez long pour atteindre la cabine, dit-il. S’il vous plaît.
Ils obéirent avec un empressement spectaculaire.
III. Ainsi parlèrent les plus jeunes gnomes : Que ne sommes-nous les gnomes qu’étaient nos Pères, pour voyager en ce camion ! C’était comment ?
IV . Et Dorcas leur dit : Ça faisait Peur.
V. Voilà comment c’était.
La Gnomenclature,
Des Grenouilles, Chapitre 2, Versets III-V
La cabine ressemblait beaucoup à celle du camion avec lequel ils avaient quitté le Grand Magasin. Ça leur rappela de vieux souvenirs.
— Mince, alors ! s’exclama Sacco. Et on a tous été dans un engin comme ça ?
— On était plusieurs centaines, expliqua Dorcas avec orgueil. Ton père en faisait partie. Vous étiez à l’arrière, avec vos mères. Vous tous, les garçons.
— J’suis pas un garçon, protesta Nouty.
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