— Oh.
— La prochaine fois que les humains reviendront, ils entreront pour de bon.
— Oui, reconnut Dorcas avec tristesse. Oui, je crois bien que tu as raison.
— Combien d’entre nous pourront… tu sais bien… continuer à vivre ici ?
— Quelques dizaines, peut-être. En rationnant la nourriture et en se cachant pendant la journée. Ce n’est plus comme au temps de l’Alimentation, tu comprends. (Il poussa un soupir.) Et la chasse ne sera plus guère possible. Pas si des humains se promènent dans la carrière à longueur de temps. Tout le gibier va s’enfuir des fourrés.
— Mais nous sommes des milliers !
Dorcas haussa les épaules.
— J’ai déjà du mal à marcher dans cette neige. Des centaines de gnomes plus âgés n’y parviendront jamais. Et les petits non plus, à dire vrai.
— Alors, il faut rester ici, comme le souhaite Nisodème.
— Oui. Rester et ne pas perdre espoir. Peut-être que la neige va disparaître. On pourrait se sauver tous ensemble en direction des fourrés, quelque chose comme ça, dit-il sur un ton vague.
— On pourrait rester sur place et se battre.
Dorcas poussa un grognement.
— Oh, rien de plus facile ! On se bat tout le temps ! Et on se dispute, on se dispute, on se dispute ! C’est la nature gnomique, ça.
— Je parlais de se battre contre les humains. Défendre la carrière.
Il y eut un long silence. Puis Dorcas reprit :
— Qui, nous ? Nous battre contre des humains ?
— Oui.
— Mais ce sont des humains !
— Oui.
— Mais ils sont beaucoup plus grands que nous ! s’écria Dorcas, à bout d’arguments.
— Dans ce cas, ils feront des cibles plus faciles, dit Grimma, les yeux brillants. Et nous sommes plus rapides qu’eux, et plus malins, et nous savons qu’ils existent et nous avons de notre côté (ajouta-t-elle) l’avantage de la surprise.
— Le quoi ? demanda Dorcas, complètement perdu.
— L’avantage de la surprise. Ils ne savent pas que nous sommes là, expliqua-t-elle.
Il lui jeta un coup d’œil en biais.
— Toi, tu as recommencé à lire des livres bizarres.
— En tout cas, ça vaut mieux que de rester assis à se tordre les mains en répétant : Oh, misère, misère, les humains arrivent, ils vont tous nous ratatiner.
— C’est bien joli, tout ça, mais qu’est-ce que tu proposes de faire ? Ça va pas être facile de leur taper sur le crâne, fais-moi confiance.
— Pas sur le crâne.
Dorcas regarda Grimma. Combattre des humains ? L’idée n’était pas neuve, mais on avait du mal à s’y faire. Quoique… Il y avait ce bouquin, non ? Celui que Masklinn avait déniché dans le Grand Magasin, et qui lui avait inspiré son idée pour conduire le camion. Comment s’appelait-il ? ¿es Voyages de Gulliver ? On y voyait l’image d’un humain couché par terre, et des espèces de gnomes le ligotaient avec des centaines de cordes. Même les plus anciens gnomes n’avaient aucun souvenir d’avoir vu une telle chose. Ça avait dû se passer il y avait très longtemps.
Une objection lui vint à l’esprit.
— Hé là, minute ! Si on commence à se battre contre les humains…
Sa voix s’éteignit.
— Oui ? dit Grimma avec impatience.
— Ils vont commencer à se battre contre nous, je me trompe ? Je sais qu’ils ne sont pas très futés, mais ils vont finir par comprendre qu’il se passe quelque chose et ils vont se rebiffer. Des représailles, ça s’appelle, c’est ça ?
— Exact. Et c’est pour ça qu’il est capital que nous soyons les premiers à lancer les représailles.
Dorcas y réfléchit. C’était assez logique.
— Mais uniquement pour nous défendre, fit-il. Uniquement pour nous défendre. Même avec des humains, je ne veux pas voir de souffrances inutiles.
— Admettons.
— Et tu crois vraiment qu’on pourrait se battre contre des humains ?
— Oh, oui, assura Grimma.
— Bon… Comment ?
Grimma se mordit la lèvre.
— Hmmm, dit-elle. Le petit Sacco et ses amis. Tu crois qu’on peut leur faire confiance ?
— Ce sont de braves petits gars. Et filles, dans un ou deux cas. (Il eut un sourire.) Toujours prêts quand il s’agit de nouveauté.
— Très bien. Alors, on va avoir besoin de clous…
— Tu as déjà bien réfléchi à tout ça ; je me trompe ?
Dorcas était impressionné. Grimma était souvent de mauvaise humeur. Il avait pensé que c’était peut-être parce qu’elle réfléchissait parfois très vite et que les gens qui ne réussissaient pas à suivre son rythme l’agaçaient. Mais maintenant, elle était furieuse. On plaignait presque les humains qui allaient se trouver en travers de son chemin.
— J’ai lu pas mal de choses, expliqua-t-elle.
— Euh… Oui, oui, je vois ça. Mais je me demande s’il ne serait pas plus raisonnable de…
— On ne va pas recommencer à fuir, déclara-t-elle catégoriquement. Nous les combattrons sur le chemin. Nous les combattrons au portail. Nous les combattrons dans la carrière. Et jamais nous ne capitulerons.
— Et ça signifie quoi, capituler ? demanda Dorcas, désemparé.
— Nous ignorons le sens du mot capituler.
— En tout cas, pour ma part, c’est sûr.
Grimma s’adossa au mur.
— Tu veux que je te confie quelque chose de bizarre ?
Dorcas étudia la proposition avant de répondre :
— J’ai rien contre.
— Il y a des livres qui parlent de nous.
— Comme Gulliver, tu veux dire ?
— Non. Ça, c’était une histoire d’humain. Non, je veux parler de nous. De gens de taille normale, comme nous. Mais habillés en vert, et ils ont des tiges avec des boules sur la tête. Parfois, les humains déposent une soucoupe de lait à notre intention, et on fait tout le ménage de la maison à leur place. Et on a des ailes, comme des abeilles. Voilà ce qu’ils racontent dans les livres qui parlent de nous. Ils nous appellent des farfadets. J’ai lu ça dans Contes de fées pour les tout-petits.
— Ça ne marcherait pas, les ailes, il me semble, fit remarquer Dorcas. Ça m’étonnerait beaucoup qu’elles aient une portance suffisante.
— Et ils croient qu’on vit dans des champignons, acheva Grimma.
— Hmmm ? Ça n’a pas l’air très raisonnable.
— Et ils pensent qu’on répare les chaussures.
— Ça, c’est plus vraisemblable. Un bon travail, bien concret.
— Et, d’après le livre, on peint les fleurs pour leur donner leurs jolies couleurs.
Dorcas considéra Grimma.
— Maaaaais non, voyons ! finit-il par dire. J’ai déjà inspecté la couleur des fleurs. C’est d’origine.
— On existe vraiment. On fait des choses réelles. Pourquoi crois-tu qu’on trouve ce genre d’histoires dans les livres ?
— Là, je n’en sais rien. Moi, je ne lis que des manuels. J’ai toujours pensé qu’un vrai livre devait comporter des listes et le numéro des pièces détachées.
— Si jamais les humains nous attrapent, voilà ce qui nous arrivera. On deviendra de gentils petits, qui peignent des fleurs. Ils ne nous laisseront rien faire d’autre. On ne sera plus qu’un peuple de petits. (Un soupir.) Est-ce que tu as parfois l’impression que tu ne saurais jamais tout ce que tu devrais savoir ?
— Ça, oui. Tout le temps.
Grimma fronça les sourcils.
— Il y a une chose que je sais, en tout cas. Quand Masklinn rentrera, il faut qu’il puisse rentrer quelque part.
— Oh ! fit Dorcas.
Puis il répéta :
— Oh ! Oh ! je vois.
Il faisait un froid terrible dans l’antre de Jekub. Les autres gnomes n’y venaient jamais parce qu’il y avait plein de courants d’air et que ça sentait mauvais. Ce qui convenait à merveille à Dorcas.
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