Terry Pratchett - Les terrassiers

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Après les péripéties du Grand Exode (qui suivit la démolition du Grand magasin), les gnomes pensaient vivres tranquilles et heureux, installés dans leur carrière abandonnée à flanc de colline.
Mais la situation change brusquement : la température baisse, du ciel tombent des gouttes et les flaques d’eau deviennent dures, craquantes et glissantes. Bref, l’hiver approche.
Et pour tout compliquer, ces idiots d’humains ont décidés de rouvrir la carrière. Que faire ? Quand on mesure dix centimètres de haut et qu’on vit dix fois plus vite qu’un humain, on n’est pas de taille à repousser de tels envahisseurs.
Heureusement, les gnomes ont peut-être sur la colline un allié de poids : Jekub, le terrible dragon qui sommeille là depuis la construction du Monde…

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Le bruit de ses pas traversa le hangar et Dorcas pénétra sous l’immense bâche où vivait Jekub. L’escalade jusqu’à son perchoir favori sur le monstre lui demanda un certain temps, même en se servant des échelons de bois et de corde qu’il avait laborieusement mis en place sur l’engin… sur le monstre.

Il s’assit et attendit de retrouver son souffle.

— Je veux juste aider les gens, dit-il à voix basse. Leur donner des choses comme l’électricité, par exemple, pour leur faciliter la vie. Mais tu sais, ils ne disent jamais merci. Ils m’ont demandé de peindre des panneaux ? J’ai peint des panneaux. Et maintenant, voilà Grimma qui veut se battre contre les humains. Elle trouve des tas d’idées dans les livres. Je sais bien qu’elle fait ça pour oublier Masklinn, mais il n’en sortira rien de bon, souviens-toi de ce que je te dis. Seulement, si je ne l’aide pas, les choses vont tourner encore plus mal. Je ne veux pas qu’il y ait le moindre blessé. On ne répare pas les gens comme nous aussi facilement que les gens comme toi.

Il tambourina des talons contre le… À quoi cela correspondait-il ? La nuque de Jekub, probablement.

— Oh, pour toi, c’est facile, poursuivit-il. Tu dors ici à longueur de journée. Tu te reposes bien…

Il regarda Jekub un grand moment. Puis, d’une voix très douce :

— Je me demande si…

Cinq longues minutes s’écoulèrent. Dorcas apparaissait et disparaissait dans le labyrinthe d’ombre, marmonnant tout seul des choses comme :

— Celle-là est morte, rien à faire, il faut une batterie neuve.

Ou :

— Ça semble en ordre, un bon récurage et ça repart.

Et :

— Hmmm, ton réservoir m’a l’air plutôt vide…

Finalement, il émergea de sous la bâche poussiéreuse et se frotta les mains.

Tout le monde a un but dans la vie, se dit-il, un but qui le pousse à continuer.

Nisodème veut que les choses redeviennent ce qu’elles étaient. Grimma veut que Masklinn revienne. Quant à Masklinn… Personne ne sait vraiment ce que cherche Masklinn, mais c’est quelque chose d’énorme.

Quoi qu’il en soit, ils ont tous un but. Avec un but dans la vie, on se sent grand, comme si on mesurait quinze centimètres de haut.

Et maintenant, j’ai trouvé le mien.

Saperlipopette !

L’humain revint plus tard, et il ne revint pas seul. Le petit camion était accompagné d’un camion beaucoup plus gros, sur le flanc duquel était inscrit Pierres et graviers de Blackburyn S.A. Ses pneus changèrent la neige scintillante en boue luisante.

Il remonta le chemin en cahotant, ralentit en arrivant sur l’espace dégagé en face du portail et s’arrêta.

Ce ne fut pas un arrêt artistique. L’arrière du véhicule dérapa et faillit percuter la haie. Le moteur toussota avant de se taire. On entendit un sifflement. Et, très lentement, le camion commença à s’affaisser.

Deux humains en descendirent. Ils firent le tour du camion, en inspectant les pneus l’un après l’autre.

— Ils sont seulement plats en bas, chuchota Grimma de son poste de surveillance dans les fourrés.

— Ne t’inquiète pas, siffla Dorcas. Avec les pneus, la partie aplatie tombe toujours en bas. Étonnant, ce qu’on arrive à faire avec quelques clous, non ?

Le plus petit des camions s’arrêta derrière le premier. De celui-là aussi descendirent deux humains. L’un d’eux portait à la main la plus longue pince qu’ait jamais vue Dorcas. Tandis que les autres humains se penchaient autour d’un des pneus plats, il se dirigea vers le portail, plaça les dents de la pince sur le cadenas et exerça une pression.

Même pour un humain, l’effort requis était énorme. Mais un claquement résonna, assez violent pour qu’on l’entende jusqu’aux fourrés, suivi d’un cliquetis prolongé, tandis que la chaîne tombait à terre.

Dorcas poussa un gémissement. Il avait fondé de gros espoirs sur cette chaîne. C’était celle de Jekub ; du moins se trouvait-elle dans une grosse boîte jaune boulonnée contre le flanc de Jekub – elle devait donc lui avoir appartenu. Mais c’est le cadenas qui avait cédé, pas la chaîne. Dorcas y puisa une fierté inexplicable.

— Je ne comprends pas, murmura Grimma. Ils doivent bien s’apercevoir qu’on ne veut pas d’eux. Pourquoi se conduisent-ils de façon si imbécile ?

— Ce n’est pas comme si on ne pouvait pas trouver de la pierre ailleurs qu’ici, acquiesça Sacco.

L’humain tira sur le portail et l’ouvrit suffisamment pour pouvoir passer.

— Il se rend dans le bureau du directeur, dit Sacco. Il va aller faire du bruit dans le téléphone.

— Oh, que non ! prophétisa Dorcas.

— Mais il va appeler Ordre, insista Sacco. Il va lui dire… enfin, en humain, je veux dire… il va lui dire : Nos Roues Sont Devenues Toutes Plates.

— Pas du tout, répondit Dorcas. Il va dire : Pourquoi Le Téléphone Ne Fonctionne Pas ?

— Et pourquoi le téléphone ne fonctionnerait-il pas ? s’étonna Nouty.

— Parce que je sais quels fils il faut trancher, expliqua Dorcas. Regardez, il revient.

Ils l’observèrent qui faisait le tour des hangars. La neige avait recouvert les piteuses tentatives agricoles des gnomes. Certes, les traces de pas de gnomes abondaient, comme autant de petites empreintes d’oiseaux dans la neige, mais l’humain n’y fit pas attention. Les humains ne remarquent jamais rien.

— Des lacets, fit Grimma.

— Pardon ?

— Des lacets. Il faudrait poser des lacets. Plus grands ils seront, plus dure sera la chute.

— Tant qu’ils ne nous tombent pas dessus…

— Non. On pourrait répandre encore des clous.

— Misère !

Les humains se rassemblèrent autour du camion blessé. Puis ils semblèrent parvenir à un consensus et retournèrent à la Land Rover. Ils y montèrent. Comme elle ne pouvait pas avancer, elle recula lentement en suivant le chemin, tourna devant la barrière d’un champ en contrebas et repartit en direction de la route principale. Le camion resta tout seul.

Dorcas respira enfin.

— J’avais peur qu’ils n’en laissent un sur place, avoua-t-il.

— Ils reviendront, dit Grimma. Tu l’as toujours dit. Les humains reviendront, ils répareront les roues ou je ne sais quoi.

— Alors, autant faire vite, lança Dorcas. Allez, vous tous !

Il se redressa et partit d’un pas léger vers le chemin. À la grande surprise de Sacco, Dorcas sifflotait tout doucement.

— Bon, l’important, c’est de nous assurer qu’ils ne pourront pas le faire bouger, expliqua-t-il tandis que les autres faisaient de leur mieux pour rester à sa hauteur. S’ils ne peuvent pas le faire bouger, ça veut dire qu’il va bloquer le chemin.

— Et s’il bloque le chemin, ils ne pourront pas faire entrer d’autres machines.

— Bien raisonné, admit Grimma, légèrement intriguée.

— Commençons par l’immobiliser, ordonna Dorcas. Nous allons d’abord retirer la batterie. Sans électricité, plus rien ne bouge.

— C’est vrai, dit Sacco.

— Il s’agit d’un gros machin carré, expliqua Dorcas. Vous aurez besoin d’être au moins huit. Et ne la laissez tomber sous aucun prétexte.

— Pourquoi donc ? s’étonna Grimma. On veut la casser, non ?

— Euh… Euh… Euh… répéta Dorcas précipitamment, comme un moteur qui ne veut pas démarrer. Non, parce que… parce que… parce que ça pourrait être dangereux. Voilà. Dangereux. C’est ça. À cause… à cause… à cause de l’acide et tout ça… Il faut sortir la batterie avec beaucoup de soin et je trouverai un endroit sûr où l’entreposer. Voilà. Un endroit très sûr. Bon, allez-y, maintenant. Deux gnomes par clé à molette.

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