Nisodème fut en effet ravi, surtout de la partie qui disait Pour votre protection. Cela montrait, expliqua-t-il, qu’Arnold Frères (fond. 1905) se tenait à leurs côtés.
Il fallut mettre à contribution tous les morceaux de planches ou de métal rouillé. Toutefois, les gnomes s’y employèrent avec une assez belle humeur, heureux de faire quelque chose.
Le lendemain, le soleil à son lever découvrit une gamme variée de panneaux accrochés, pas toujours d’équerre, sur le portail branlant de la carrière.
Ils n’avaient rien négligé. Les Panneaux clamaient : Etnrée interdite. Sortie. Dagner – Casque obligatoire. Explosiosn en cours. Passage obligatoire des camions sur le pont roulant. Route glisante par temps de pluie. Guichet ferme. Acsenseur ne dérangement. Attention – chute de pieres. Routte inondeée.
Et un autre, que Dorcas avait déniché dans un livre et dont il était particulièrement fier : Obu non désamorcé.
Rien que pour être complètement sûr, cependant, sans rien en dire à Nisodème, il mit au jour une autre chaîne et, dans l’une des énormes boîtes à outils couvertes de cambouis du hangar de Jekub, un cadenas presque aussi grand que lui. Quatre gnomes furent requis pour le déplacer.
La chaîne était très lourde. Quelques gnomes trouvèrent Dorcas occupé à la traîner péniblement à travers la carrière, maillon par maillon. Il semblait réticent à révéler où il l’avait trouvée.
Le camion revint vers midi. Le gnome tapi dans la haie au bord du chemin vit le conducteur sortir, regarder les panneaux et…
Non. Impossible. Les humains ne pouvaient pas agir ainsi. Ce n’était pas vrai. Mais vingt gnomes, l’épiant depuis les fourrés, contemplèrent le spectacle.
L’humain n’obéissait pas aux panneaux.
Et en plus, il en arracha quelques-uns du portail pour les jeter au loin.
Ils l’observèrent avec stupeur. Même Obu non désamorcé fut précipité dans les broussailles, et faillit faire tomber le jeune Sacco de son perchoir.
La nouvelle chaîne, cependant, posa quelques problèmes à l’humain. Il la secoua une ou deux fois, regarda à travers le grillage, fit quelques allées et venues avant de repartir au volant de son véhicule.
Les gnomes dans les buissons poussèrent un cri de victoire, mais pas trop convaincu.
Si les humains ne faisaient plus ce qu’on attendait d’eux, rien ne tournait plus rond en ce bas monde.
— Je suppose que c’est réglé, dit Dorcas quand ils furent rentrés. Je suis comme tout le monde, l’idée ne m’emballe guère, mais il faut déménager. Je connais bien les humains. La chaîne ne les arrêtera pas, s’ils ont vraiment décidé d’entrer.
— Je défends catégoriquement à quiconque de partir d’ici ! décréta Nisodème.
— Mais, tu sais, on peut couper le métal… commença à lui expliquer Dorcas sur un ton raisonnable.
— Silence ! tonna Nisodème. C’est de ta faute, vieil imbécile ! Hum ! C’est toi qui as posé cette chaîne sur le portail !
— Mais tu comprends, c’était pour empêcher le… Pardon ?
— Si tu n’avais pas placé cette chaîne sur le portail, les Panneaux auraient bel et bien arrêté l’humain. Mais comment veux-tu qu’Arnold Frères (fond. 1905) nous aide si nous ne montrons pas que nous avons foi en lui ?
— Ahem, fit Dorcas.
Un mot lui trottait dans la tête : fou. Un gnome fou. Un gnome fou et dangereux. Nous avons largement dépassé le stade de la théière. Il entreprit de se soustraire à pas de loup à la présence de Nisodème et il retrouva le Dehors et la morsure de l’air glacé avec soulagement.
Tout va mal, se dit-il. On m’a confié toutes les responsabilités et maintenant, tout tourne mal. Nous n’avons pas mis en place de plan convenable, Masklinn n’est pas revenu ; tout tourne mal. Si les humains entrent dans la carrière, ils vont nous découvrir.
Un objet froid se posa sur sa tête. Il le chassa d’un geste agacé.
Il faut que je parle aux plus jeunes gnomes. Peut-être que ce ne serait pas une si mauvaise idée d’aller dans la grange ; on pourrait fermer les yeux en route. Ou quelque chose dans ce goût-là.
Un autre objet, froid et mou, se nicha dans son cou.
Oh, pourquoi faut-il que les gens soient tellement compliqués ?
Il leva les yeux et s’aperçut qu’il ne distinguait plus l’autre extrémité de la carrière. L’air était rempli de taches blanches qui allaient en s’épaississant sous ses yeux.
Il les contempla avec horreur.
Il neigeait.
VII. Ainsi parla Grimma : Nous avons deux Solutions.
VIII. Fuir ou nous Cacher.
IX. Et ils lui dirent : Laquelle choisirons-nous ?
X. Et elle répondit : Nous allons nous Battre.
La Gnomenclature,
Profils de Carrière, Chapitre 3, Versets VII-X
C’était une petite chute de neige, un de ces saupoudrages frisquets qui se produisent en début d’hiver pour qu’il soit bien entendu qu’on est, eh oui ! en hiver.
C’est ce que déclara Mémé Morkie.
Les sessions du Conseil ne l’avaient jamais beaucoup intéressée, de toute façon. Elle préférait passer son temps en compagnie des autres anciens, à échanger des ronchonnements et, comme elle disait, à leur remonter le moral et à leur changer les idées.
Elle paradait dans la neige comme sur une propriété personnelle. Les autres gnomes l’observaient dans un silence horrifié.
— ’videmment, comparé à d’autres, ça, c’est rien, disait-elle. Je m’souviens qu’on a eu de la neige dans laquelle on pouvait pas se déplacer ; il a fallu creuser des tunnels ! Vous parlez d’une partie de plaisir !
— Euh, madame… s’enquit un très vieux gnome d’un ton grave, ça tombe toujours du ciel comme ça ?
— ’videmment ! Parfois, le vent la pousse en rafales. Alors là, on en a de gros tas !
— Nous pensions que… Sur les cartes… enfin… je veux dire, dans le Grand Magasin… eh bien, nous pensions que ça apparaissait tout d’un coup sur les choses. Comme une fête, quelque chose de joyeux, vous voyez le genre, ajouta le vieux gnome, l’air un peu embarrassé.
Ils regardèrent la neige s’accumuler. Au-dessus de la carrière, les nuages s’empilaient comme des matelas trop rembourrés.
— En tout cas, plus question de se rendre dans cette horrible grange, constata un gnome.
— C’est bien vrai, fit Mémé Morkie. On pourrait attraper la mort, en sortant par un temps pareil.
Elle semblait ravie.
Les vieux gnomes bougonnèrent entre eux et scrutèrent le ciel, guettant les premiers signes de l’arrivée de rennes ou de rouges-gorges.
La neige isolait la carrière. On ne voyait plus la campagne environnante.
Dorcas, assis dans son atelier, contemplait les flocons qui s’amassaient contre les carreaux crasseux, laissant filtrer dans le hangar une lumière terne et grise.
— Eh bien voilà ! murmura-t-il. On voulait être isolés, c’est fait. Impossible de s’enfuir, impossible de se cacher. On aurait dû partir en même temps que Masklinn.
Il entendit un bruit de pas derrière lui. C’était Grimma. Elle passait beaucoup de temps au portail, ces temps-ci, mais la neige l’avait enfin contrainte à rentrer.
— Il ne pourrait pas revenir, déclara-t-elle. Pas dans cette neige.
— Oui. C’est vrai, confirma Dorcas avec une hésitation.
— Tu sais, ça fait huit jours.
— Je sais. Un sacré bout de temps.
— Que disais-tu quand je suis arrivée ?
— Oh, je parlais tout seul. Ça reste longtemps, ce truc, la neige ?
— Mémé dit que oui, parfois. Des semaines et des semaines, elle dit.
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