— J’en ai déjà vu une fois, monseigneur.
— Quand ça ? »
La figure de Frangin se plissa sous l’effort.
« Je ne suis pas sûr… » dit-il.
L’obèse fit un grand sourire à Vorbis.
« Hah, dit-il.
— Je crois… reprit Frangin, que c’était un après-midi. Mais peut-être le matin. Vers midi. Le 3 gruin, l’année du Scarabée Ébahi. Des marchands sont venus au village.
— Quel âge avais-tu ? demanda Vorbis.
— Trois ans moins un mois, monseigneur.
— Je n’en crois rien », fit l’obèse.
La bouche de Frangin s’ouvrit et se referma deux ou trois fois. Qu’est-ce qu’il en savait, le gros bonhomme ? Il n’y était pas !
« Tu peux te tromper, mon fils, dit Vorbis. Tu es un jeune homme de… quoi ? Dix-sept, dix-huit ans ? À notre avis, tu peux ne pas bien te rappeler l’image fugitive d’une pièce étrangère il y a quinze ans.
— Nous pensons que tu inventes tout ça », fit l’obèse.
Frangin ne répondit pas. Pourquoi inventer ? Alors que l’image était là, dans sa tête.
« Peux-tu te rappeler tout ce qui t’es jamais arrivé ? » demanda le petit râblé qui n’avait pas cessé d’observer attentivement Frangin durant l’entretien. Frangin lui fut reconnaissant de l’interruption.
« Non, monseigneur. La plupart des choses seulement.
— Tu en oublies ?
— Ben, des fois il y en a que je ne me rappelle pas. » Frangin avait entendu parler de l’oubli, même s’il imaginait mal en quoi ça consistait. Mais il restait des périodes de sa vie, surtout durant les premières années, où il n’y avait… rien. Il ne s’agissait pas d’une usure de la mémoire, mais de grandes réserves verrouillées dans le manoir de ses souvenirs. Non pas oubliées, pas plus qu’une réserve verrouillée cesse d’exister, mais… verrouillées.
« Quelle est la première chose que tu te rappelles, mon fils ? demanda aimablement Vorbis.
— Une grande lumière, et quelqu’un m’a tapé dessus », répondit Frangin.
Les trois hommes le fixèrent d’un air interdit. Puis ils se tournèrent les uns vers les autres. Frangin, à travers sa terreur et sa détresse, saisit des bribes de chuchotements.
« … nous à perdre ?… » « … sûrement diabolique. De la bêtise… » « On risque gros… » « … seule occasion, ils vont s’attendre à ce qu’on… » Et ainsi de suite.
Il fit du regard le tour des lieux.
L’ameublement n’était pas une priorité dans la Citadelle. Des étagères, des tabourets, des tables… Le bruit courait parmi les novices que les prêtres au sommet de la hiérarchie possédaient des meubles en or, mais on n’en voyait nulle trace ici. La salle se révélait aussi austère que n’importe quel local des quartiers des novices, mais d’une austérité peut-être plus opulente ; il s’agissait moins d’un dénuement dû à la pauvreté que d’un dépouillement procédant de l’intention.
« Mon fils ? »
Frangin ramena en vitesse les yeux sur le trio.
Vorbis lança un regard à ses collègues. Le râblé hocha la tête. L’obèse haussa les épaules.
« Frangin, dit Vorbis, tu vas maintenant retourner à ton dortoir. Avant que tu partes, un serviteur te donnera à manger et à boire. Tu te présenteras demain à l’aube à la porte des Cornes et tu m’accompagneras à Éphèbe. Tu es au courant de la délégation pour Éphèbe ? »
Frangin fit non de la tête.
« Il n’y a peut-être pas de raison pour que tu sois au courant. Nous allons discuter politique avec le tyran. Tu comprends ? »
Frangin refit non de la tête.
« Bien, dit Vorbis. Très bien. Oh, et… Frangin ?
— Oui, monseigneur ?
— Tu vas oublier cette réunion. Tu n’es pas venu dans cette salle. Tu ne nous y as pas vus. »
Frangin le regarda, bouche bée. C’était absurde. On n’oubliait pas des choses sur commande. Certaines s’oubliaient toutes seules – celles dans les réserves verrouillées –, mais c’était à cause d’un mécanisme auquel il n’avait pas accès. Qu’est-ce qu’il voulait dire, le diacre ?
« Oui, monseigneur », fit-il.
Ça lui paraissait la solution la plus simple.
Les dieux n’ont personne à qui adresser des prières.
Le grand dieu Om fila vers la statue la plus proche, le cou tendu, en actionnant avec énergie ses pattes déficientes. La statue n’était autre que lui-même sous forme de taureau en train de piétiner un infidèle, mais il n’en tira guère de réconfort.
Ce n’était qu’une question de temps avant que l’aigle s’arrête de tournoyer et fonde sur lui.
Om n’était tortue que depuis trois ans, mais il avait hérité en même temps que l’enveloppe corporelle de toute une panoplie d’instincts, dont un grand nombre tournaient autour de la terreur panique due au seul animal qui avait trouvé la recette pour manger une tortue.
Les dieux n’ont personne à qui adresser des prières.
Om souhaitait à toutes forces qu’il n’en fût rien.
Quand même, on a tous besoin de quelqu’un.
« Frangin ! »
Frangin restait un peu indécis sur l’avenir immédiat. Le diacre Vorbis l’avait clairement libéré de ses tâches de novice, mais il n’avait rien à faire pour le restant de l’après-midi.
Il se sentait attiré du côté du jardin. Il y avait des haricots à ramer, un travail qu’il attendait toujours avec plaisir. On savait à quoi s’en tenir avec les haricots. Ils ne demandaient pas l’impossible, comme oublier. Et puis, s’il devait s’absenter quelque temps, il fallait pailler les melons et mettre Lou-tsé au courant.
Lou-tsé et les jardins formaient un tout.
Tout service abrite une personne de ce type. Tantôt elle pousse un balai dans des couloirs sombres, tantôt elle déambule parmi les étagères au fond des magasins (où elle seule sait dénicher le moindre article), ou elle entretient une relation ambiguë mais essentielle avec la salle des chaudières. Tout le monde la connaît mais personne ne se souvient d’un temps où elle n’était pas là, ni ne sait où elle va quand elle est absente, bref, où elle se trouve habituellement. À l’occasion, des gens un peu plus observateurs que la moyenne, ce qui ne paraît pas à première vue très difficile, se posent un instant des questions à son sujet… puis passent à autre chose.
Curieusement, étant donné ses allées et venues discrètes entre les jardins de la Citadelle, Lou-tsé ne manifestait pas beaucoup d’intérêt pour les plantes proprement dites. Il s’occupait de la terre, du fumier, de l’humus, du compost, du terreau, de la poussière et des moyens de les manutentionner. La plupart du temps, il maniait un balai ou retournait un tas de n’importe quoi. Dès qu’on mettait des semences dans quelque chose, ça ne l’intéressait plus.
Il ratissait les allées lorsque Frangin entra. Il s’y entendait pour ratisser les allées. Il composait des cannelures et dessinait des courbes douces à l’effet apaisant. Frangin avait toujours envie de s’excuser quand il marchait dessus.
Le novice ne lui parlait guère car ce qu’on pouvait lui dire n’avait guère d’importance. Le vieux se contentait à chaque fois de hocher la tête et d’arborer son sourire à une seule dent.
« Je m’en vais pour un petit moment, annonça Frangin d’une voix forte en articulant bien. Je pense qu’on va envoyer quelqu’un pour s’occuper des jardins, mais j’ai quelques consignes… »
Hochement de tête, sourire. Le vieux le suivit patiemment le long des rangs de légumes tandis que Frangin parlait haricots et fines herbes.
« Compris ? » demanda le novice au bout de dix minutes.
Hochement de tête, sourire. Hochement de tête, sourire, signe de main.
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