— Cet homme est malhonnête, dit Om. Je lis dans son esprit.
— Tu fais ça ?
— Je fais quoi ? » demanda Plhatah. Il lança à Frangin un regard en coin. « En tout cas, t’auras comme ça d’la compagnie pendant ton long voyage.
— Quel voyage ?
— Ton voyage à Éphèbe. La mission secrète pour discuter avec les infidèles. »
Frangin savait qu’il ne fallait pas s’étonner. Les nouvelles se propageaient dans le monde clos de la Citadelle comme un feu de brousse après une sécheresse.
« Oh, fit-il. Ce voyage-là.
— Paraît que Fri’it en est, dit Plhatah. Et… l’autre, là. L’ éminence grasse.
— Le diacre Vorbis est très aimable. Il a été très gentil avec moi. Il m’a offert un verre.
— Un verre de quoi ? Sans importance. Attention, hein, j’dis pas un mot contre lui, moi, ajouta-t-il aussitôt.
— Pourquoi parles-tu à cet imbécile ? demanda Om.
— C’est un… ami à moi, répondit Frangin.
— J’aimerais bien qu’ce soit aussi l’mien, fit Plhatah. Avec des amis comme ça, on a jamais d’ennemis. Est-ce que j’peux te proposer des raisins secs confits ? En bâtonnet ? »
Vingt-trois autres novices partageaient le dortoir de Frangin, selon le principe que dormir en solitaire encourage le péché. Ce qui ne manquait pas de les intriguer, les novices, puisqu’il suffisait d’un instant de réflexion pour imaginer tout un éventail de péchés qu’on ne pouvait commettre qu’en compagnie. Mais c’était parce qu’un instant de réflexion représente le plus grand de tous les péchés. Tout individu laissé seul trop souvent risque de s’adonner à la cogitation solitaire. De telles pratiques retardent la croissance, c’est bien connu. Pour commencer, on encourt le supplice des pieds tranchés.
Frangin fut donc obligé de se réfugier dans le jardin, tandis que son dieu lui criait dessus depuis la poche de sa robe où il se cognait contre une pelote de ficelle, une paire de cisailles et quelques graines vagabondes.
Et d’où une main le sortit enfin.
« Écoute, je n’ai pas eu le temps de t’en parler, fit Frangin. On m’a désigné pour participer à une mission très importante. Je vais à Éphèbe en mission chez les infidèles. Le diacre Vorbis m’a choisi. C’est mon ami.
— Qui c’est ?
— Le chef exquisiteur. Il… veille à ce qu’on te vénère comme il faut. »
Om sentit l’hésitation dans la voix du novice et il se souvint de la grille. Et des activités auxquelles on se livrait en dessous…
« Il torture les gens, dit-il froidement.
— Oh, non ! Les in quisiteurs, d’accord, ils font ça. Et ils travaillent de très longues heures pour un maigre salaire, à ce que dit frère Nonroid. Mais les ex quisiteurs, eux, ils… arrangent les choses. Tous les inquisiteurs rêvent de passer exquisiteurs un jour, à ce que dit frère Nonroid. C’est pour ça qu’ils supportent de rester de service à toute heure. Ils passent des jours sans dormir, des fois.
— À torturer les gens », médita le dieu. Non, un individu comme celui qu’il avait rencontré dans le jardin ne prendrait pas un couteau. C’était bon pour les autres. Vorbis préférait des méthodes plus raffinées.
« À extraire la méchanceté et l’hérésie des gens.
— Mais les gens… peut-être… ne sortent pas vivants de l’opération.
— Pas grave, répliqua sérieusement Frangin. Ce qui nous arrive dans cette vie n’est pas vraiment vrai. Ça fait peut-être un peu mal, mais c’est sans importance. Si ça garantit de passer moins de temps dans les enfers après la mort.
— Et si les exquisiteurs se trompent ? dit la tortue.
— Ils ne peuvent pas se tromper. Ils sont guidés par la main de… par ta main… ta patte de devant… ta griffe, je veux dire », marmonna-t-il.
La tortue cligna de son œil unique. Elle se rappelait la chaleur du soleil, l’impuissance, et un visage qui la regardait, non pas avec cruauté mais, pire, avec intérêt. Quelqu’un qui regardait quelque chose mourir uniquement pour voir combien de temps ça prenait. Elle se souviendrait de ce visage partout. Et de l’esprit qu’il dissimulait, un esprit comme une bille d’acier.
« Mais suppose que quelque chose ait mal tourné, insista-t-elle.
— Je ne suis pas expert en théologie, dit Frangin, mais le testament d’Ossaire est très clair là-dessus. Ces gens-là ont forcément fait quelque chose, sinon, dans ta sagesse, tu ne les désignerais pas à la Quisition.
— Ah bon ? s’étonna Om en pensant toujours au visage. C’est de leur faute s’ils se font torturer. J’ai vraiment dit ça ?
— “Nous sommes jugés dans la vie comme nous le sommes dans la mort”… Ossaire III, chapitre VI, verset 56. D’après ma grand-mère, quand les gens meurent ils se présentent devant toi ; ils doivent traverser un désert horrible et tu pèses leur cœur sur une balance, dit Frangin. Et si leur cœur pèse moins lourd qu’une plume, ils évitent les enfers.
— Nom de moi, lâcha la tortue avant d’ajouter : Il ne t’est pas venu à l’idée, mon garçon, que je risque d’avoir du mal à remplir cet office si je me trouve en même temps ici à me balader avec une carapace sur le dos ?
— Tu peux faire tout ce que tu veux. »
Om leva son œil vers Frangin.
Il a vraiment la foi, se dit-il. Il ne sait pas mentir.
La force de la foi du novice brûlait en lui comme une flamme.
Puis la vérité frappa Om comme le plancher des vaches les tortues après une attaque d’aigles.
« Faut que tu m’emmènes dans cette ville, là, Éphèbe, dit-il aussitôt.
— Je ferai tout ce que tu veux, dit Frangin. Tu vas la châtier par le sabot et par le feu ?
— Possible, possible. Mais il faut que tu m’emmènes. » Om s’efforçait de réduire au silence des pensées intimes, au cas où Frangin les entendrait. Ne m’abandonne pas !
« Mais tu pourrais y aller beaucoup plus vite sans moi, dit Frangin. Ils sont très méchants à Éphèbe. Le plus tôt la ville sera anéantie, le mieux ce sera. Tu pourrais quitter ta forme de tortue, voler là-bas comme un vent de feu et la châtier. »
Un vent de feu, se dit Om. La tortue médita alors sur les étendues silencieuses au fin fond du désert, sur les pépiements et soupirs des dieux réduits à l’état de djinns et de voix impalpables.
Des dieux qui n’avaient plus de croyants.
Même pas un. Un seul suffisait.
Des dieux qu’on avait abandonnés.
Et la flamme de la foi de Frangin avait une particularité : dans toute la Citadelle, après toute une journée de recherche, c’était la seule qu’avait trouvée le dieu.
Fri’it essayait de prier.
Ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps.
Oh, bien sûr, il observait les huit prières journalières obligatoires mais, aux heures les plus noires de cette affreuse nuit, il les reconnaissait pour ce qu’elles étaient. Une habitude. Un moment propice à la réflexion peut-être. Une façon de mesurer le temps.
Il se demanda s’il avait jamais prié, s’il avait jamais ouvert son cœur et son âme à quelque chose là-bas, ou là-haut. Sûrement, oui. Non ? Peut-être quand il était jeune. Il n’arrivait même pas à se le rappeler. Le sang avait effacé les souvenirs.
C’était de sa faute. Forcément. Il s’était déjà rendu à Éphèbe et avait apprécié la ville de marbre blanc sur son rocher surplombant le bleu de la mer Circulaire. Et il avait visité le Jolhimôme, ce pays de fous dans leur petite vallée fluviale qui croyaient en des dieux aux têtes marrantes et enfermaient leurs morts dans des pyramides. Il était même allé aussi loin qu’Ankh-Morpork, au-delà des eaux, où les habitants vénéraient n’importe quelle divinité tant qu’elle avait de l’argent. Oui, Ankh-Morpork… où se succédaient des rues et des rues de dieux tassés les uns contre les autres comme dans un paquet de cartes. Et personne ne tenait à mettre le feu à qui que ce soit, en tout cas pas plus qu’à l’ordinaire dans cette ville. Chacun tenait seulement à ce qu’on le laisse en paix pour que tout le monde gagne son paradis ou son enfer à son idée.
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