Les sandales démesurées de Frangin claquaient à toute allure sur les dalles. Il déployait toujours beaucoup d’efforts pour courir ; il courait à partir des genoux et battait des jambes en dessous comme s’il s’agissait de roues à aubes.
C’était dingue. Une tortue se prétendait le dieu, ce qui ne pouvait pas être vrai, sauf que si, forcément, vu ce qu’elle savait. Et il avait subi un interrogatoire de la Quisition. Ou quelque chose d’approchant. En tout cas, il n’avait pas trouvé l’épreuve aussi pénible que le prétendait la rumeur.
« Frangin ! »
La place, d’habitude bourdonnante des murmures d’un millier de prières, baignait dans le silence. Tous les pèlerins s’étaient tournés face au temple.
L’esprit en ébullition suite aux événements de la journée, Frangin se fraya un chemin à coups d’épaule à travers la foule soudain muette…
« Frangin ! »
Les gens ont des étouffoirs de réalité.
Le fait est notoire : les neuf dixièmes du cerveau restent inutilisés ; comme la plupart des faits notoires, c’est faux. Même le plus crétin des Créateurs ne s’embêterait pas à charger le crâne humain de plusieurs livres de matière grise dans le seul but de fournir un mets délicat à certaines tribus reculées de vallées inexplorées. Le cerveau est bel et bien utilisé au maximum de ses capacités. Et, entre autres fonctions, il fait paraître le miraculeux banal et change l’extraordinaire en ordinaire.
Car dans le cas contraire, confrontés au merveilleux quotidien de tout ce qui les entoure, les êtres humains se baladeraient la figure fendue de grands sourires idiots semblables à ceux qu’arborent certaines tribus reculées chez qui les autorités font de temps en temps une descente, histoire d’étudier de près le contenu de leurs serres en plastique. Ils lâcheraient des « wouah ! » à tout bout de champ. Et aucun ne travaillerait beaucoup.
Les dieux n’aiment pas qu’on ne travaille pas beaucoup. Les inactifs risquent toujours de se mettre à réfléchir.
Une partie du cerveau a pour fonction d’empêcher de tels incidents de se produire. Elle est très efficace. Elle peut inspirer l’ennui même aux témoins de spectacles merveilleux. Et Frangin était un travailleur acharné.
Aussi ne remarqua-t-il pas tout de suite qu’il avait franchi le dernier rang des badauds pour débouler au milieu d’une large allée dégagée. Il se retourna alors et vit approcher la procession.
Le cénobiarche regagnait ses appartements après avoir assuré le service du soir – ou plutôt vaguement opiné pendant que le chapelain l’assurait en son nom.
Frangin pivota sur place, à la recherche d’un moyen de se tirer de ce mauvais pas. Puis il entendit tousser près de lui et leva les yeux sur les figures furieuses de deux cémois inférieurs encadrant la mine ahurie et gériatriquement bon enfant du cénobiarche en personne.
Le vieil homme leva machinalement la main pour bénir Frangin du signe des saintes cornes, puis deux membres de la Légion divine saisirent le novice par les coudes en s’y reprenant à deux fois et lui firent dégager tambour battant le chemin de la procession avant de le propulser dans la foule.
« Frangin ! »
Frangin traversa l’esplanade d’un bond jusqu’à la statue contre laquelle il s’appuya, hors d’haleine.
« Je vais finir en enfer ! marmonna-t-il. Pour l’éternité !
— On s’en fout ! Maintenant… sors-moi de là ! »
On ne lui prêtait aucune attention désormais. Tout le monde regardait passer la procession. Même regarder passer la procession était un acte saint. Frangin s’agenouilla et fouilla des yeux les volutes à la base de la statue.
Une prunelle en bouton de bottine le foudroya sur place.
« Comment tu t’es fourrée là-dessous ?
— C’était moins une, répondit la tortue. Moi j’te l’dis, quand j’aurai retrouvé la forme, va y avoir du rififi chez les aigles.
— Qu’est-ce qu’il te veut, l’aigle ? demanda Frangin.
— M’emmener dans son aire et m’inviter à dîner, grogna la tortue. Il me veut quoi, à ton avis ? » Elle marqua un temps durant lequel elle mesura l’inutilité de faire de l’ironie devant Frangin ; c’était comme jeter des meringues contre un château fort.
« Il veut me becqueter, dit-elle d’une voix résignée.
— Mais tu es une tortue !
— Je suis ton dieu !
— Mais pour l’instant sous la forme d’une tortue. Avec une carapace, je veux dire.
— Ce n’est pas ça qui va gêner les aigles, répliqua d’un ton sinistre la tortue. Ils t’attrapent, t’emportent à une centaine de mètres dans les airs et puis… ils te lâchent.
— Beurk.
— Non. Plutôt… crac… floc. Comment tu crois que je me suis retrouvé ici ?
— On t’a lâchée ? Mais…
— J’ai atterri sur un tas de détritus dans ton jardin. Ça, c’est bien les aigles. Tout le coin est bâti en caillou et pavé de caillou sur un gros caillou, et ils ratent leur coup.
— Une sacrée chance. Une sur un million, dit Frangin.
— Je n’ai jamais eu d’ennuis de ce genre quand j’étais un taureau. Les aigles qui peuvent attraper un taureau, on les compte sur les doigts d’une tête de bétail. De toute façon, ajouta la tortue, il y a pire ici que les aigles. Il y a…
— C’est bon à manger, ces trucs-là, tu sais », fit une voix derrière Frangin.
Il se releva d’un air coupable, la tortue dans la main.
« Oh, salut, m’sieur Plhatah », dit-il.
Tout le monde en ville connaissait Plhatah Je-m’tranche-la-main, fournisseur de saintes reliques d’une nouveauté suspecte, de confiseries rances en bâtonnets d’une ancienneté louche, de figues grumeleuses et de dattes de fraîcheur périmée. C’était une espèce de force naturelle, comme le vent. Nul ne savait d’où il venait ni où il se rendait la nuit. Mais on le voyait tous les matins dès l’aube qui vendait ses articles poisseux aux pèlerins. Et, sur ce plan-là, les prêtres reconnaissaient qu’il avait trouvé le filon, parce que la plupart des pèlerins venaient pour la première fois et ne disposaient donc pas de l’élément essentiel à tout rapport avec Plhatah : avoir déjà eu affaire à lui. Le spectacle de fidèles sur la place s’évertuant à se décoller les mâchoires avec dignité était courant. Nombre de dévots, après des milliers de kilomètres d’un voyage périlleux, se voyaient contraints de formuler leurs prières dans le langage des signes.
« Un sorbet pour le dessert, ça te tente pas ? proposa Plhatah d’un ton plein d’espoir. Un sou le verre seulement, et là, autant dire que je m’tranche la main.
— Qui c’est, ce malade ? demanda Om.
— Je ne vais pas la manger, s’empressa de préciser Frangin.
— Tu vas lui apprendre des tours, alors ? dit joyeusement Plhatah. Passer la tête dans des cerceaux, des trucs comme ça ?
— Débarrasse-toi de lui, fit Om. Flanque-lui donc un grand coup sur la tête et planque le corps derrière la statue.
— La ferme, lança Frangin, à nouveau confronté aux problèmes posés par un interlocuteur que personne d’autre n’entend.
— Pas besoin de l’prendre sur ce ton, fit Plhatah.
— Ce n’est pas à vous que je parlais.
— Tu causais à la tortue, c’est ça ? » Frangin prit un air coupable.
« Ma vieille mère, elle causait à une gerbille, poursuivit Plhatah. Les animaux familiers sont d’un grand secours en période de tension. Et en période de famine aussi, ’videmment.
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