« Les voilà, entendit-il dire l’un d’eux.
— Encochez, ordonna Blane, et vingt flèches noires sortirent d’autant de carquois pour venir se placer sur autant de cordes.
— Bonté divine, y en a des centaines, souffla une voix.
— Bandez », dit Blane, puis : « Tenez. » Sam ne voyait rien, ne voulait rien voir. Les hommes de la Garde de Nuit se dressaient derrière leurs torches, attendant, flèches dardées à hauteur d’oreille, quand quelque chose émergea de la pente glissante et noire à travers la neige. « Tenez, répéta Blane, tenez, tenez. » Et puis : « Tirez. »
Les flèches chuchotèrent en prenant leur vol.
Des acclamations clairsemées s’élevèrent le long du mur, mais elles s’éteignirent vite. « Ça les arrête pas, m’sire », dit un homme à Blane, et un second gueula : « D’autres ! Regardez, là-bas, sortant des bois… », repris en sourdine par un troisième : « Miséricorde ! Y grouillent, y sont presque là, sont sur nous ! » Entre-temps, Sam s’était encore reculé, tremblant comme la dernière feuille de l’arbre que secoue la bise, et autant de froid que de peur. Il avait fait un froid terrible, cette nuit-là. Encore plus froid qu’à présent. C’est presque chaud, la neige. Je me sens mieux, maintenant. Il ne me fallait qu’un peu de repos. Peut-être que dans un moment je serai suffisamment fort pour marcher de nouveau. Dans un petit moment.
Un cheval lui frôla la tête, un bourrin gris tout hirsute avec de la neige plein la crinière et les sabots encroûtés de glace. Sam le regarda passer et le regarda s’éloigner. Un second surgit du rideau de neige, mené par un homme en noir. En l’apercevant vautré sur son passage, l’homme l’injuria puis le fit contourner au cheval. Si seulement j’avais un cheval, songea-t-il. Si j’avais un cheval, il me serait possible de continuer. Je pourrais me caler en selle, et même dormir un brin. Seulement, ils avaient perdu la plupart de leurs montures, au Poing, et les rescapées transportaient leurs vivres, leurs torches et leurs blessés. Lui n’était pas blessé. Rien que mauviette et gras, et le plus prodigieux lâche des Sept Couronnes.
Etre lâche à ce point… Lord Randyll, son père, s’en était toujours offusqué, et à juste titre. Aussi l’avait-il finalement expédié au Mur, peu tenté d’avoir pareille crevure pour héritier. A son fils cadet, Dickon, reviendraient bien plus dignement les titre, terres et château Tarly, ainsi que la grande épée Corvenin que les sires de Corcolline portaient depuis des siècles d’un air si altier. Sam se demanda si Dickon verserait une larme en apprenant qu’il avait péri dans la neige, quelque part au-delà de l’orée du monde. Pourquoi le ferait-il ? Un lâche ne mérite pas d’être pleuré. Père l’avait bien dit et redit cent fois devant lui à Mère. Le Vieil Ours lui-même était au courant.
« Enflammez vos flèches ! avait rugi sur le Poing, cette nuit-là, Mormont, surgissant à cheval tout à coup de la nuit. Dans les torches, vite ! » Puis, repérant le trembleur en retrait : « Tarly ! Du vent ! Ta place est avec les corbeaux.
— Je… je… j’ai déjà expédié les messages.
— Bon. » Sur son épaule, son corbeau fit écho, « Bon, bon ». Avec ses fourrures et sa maille, le lord Commandant avait l’air d’un colosse. Ses yeux avaient un éclat féroce, derrière la visière de fer noir. « Tu encombres, ici. Retourne à tes cages. S’il me faut envoyer un second message, je ne veux pas avoir à te chercher d’abord. Que les oiseaux soient prêts. » Sans attendre de réponse, il fit volter son cheval et parcourut l’enceinte au trot, beuglant : « Du feu ! Filez-leur du feu ! »
Sans se le faire dire à deux fois, Sam revint aussi précipitamment auprès de ses oiseaux que le lui permettait l’œdème de ses jambes. Je ferais mieux de rédiger d’avance mes billets, songea-t-il, que les oiseaux n’aient plus qu’à partir, si besoin. Allumer son petit feu pour dégeler l’encre lui prit plus de temps que nécessaire, mais il finit par y arriver et, s’asseyant sur une pierre juste à côté, laissa courir sa plume sur le parchemin.
« Assaillis dans la neige et le froid, sommes néanmoins parvenus à les repousser avec des flèches enflammées », écrivit-il, tandis que lui parvenaient les ordres sonores: « Encochez, bandez…, tirez », de Thoren Petibois. Le vol des flèches faisait un murmure aussi doux que des oraisons maternelles. « Brûlez, salopards de morts, brûlez ! » glapissait Dywen d’un ton ricaneur. Les frères éructaient des ovations, sacraient avec fureur. « Tous sains et saufs, écrivit-il. Restons sur le Poing des Premiers Hommes. » En espérant que les archers fussent plus adroits que lui…
Il mit ce texte de côté, prit un feuillet vierge. « Combat se poursuit sur le Poing, parmi fortes chutes de neige », écrivait-il, quand quelqu’un cria : « Continuent de venir ! » « Issue douteuse. » « Piques ! » dit quelqu’un. Peut-être ser Mallador, mais il n’en eût pas juré. « Créatures ont attaqué le Poing, neigeait , écrivit-il, mais les avons repoussées avec du feu. » Il tourna la tête. Les tourbillons de neige ne lui permirent de distinguer que l’énorme brasier dressé en plein milieu du camp et autour duquel tournoyaient sans relâche des silhouettes de cavaliers. La réserve, il le savait, prête à charger si s’ouvrait dans l’enceinte une quelconque brèche. Elle s’était armée de torches en guise d’épées et les embrasait dans les flammes.
« Totalement cernés de créatures, écrivit-il, en entendant gueuler sur la face nord. Viennent simultanément du nord et du sud. Epées et piques incapables de les arrêter. Uniquement le feu. » « Tirez ! tirez ! tirez ! » glapit une voix, du fond de la nuit, et une autre s’exclama : « Putain, la masse ! », et une troisième : « Un géant ! », tandis qu’une quatrième répétait : « Un ours, un ours ! » Un cheval poussa un hennissement strident, et les chiens se mirent à hurler à la mort, et les clameurs se firent si copieuses et confuses qu’il devint impossible d’y rien discerner. Sam griffonna de plus en plus vite, note après note. « Sauvageons morts, et un géant, peut-être un ours, sur nous, tout autour. » Le fracas de l’acier sur le bois qu’il perçut alors ne pouvait signifier qu’une seule chose. « Créatures franchi l’enceinte. Combats à l’intérieur du camp. » Une douzaine de frères à cheval passèrent en trombe sous son nez vers la face est, une torche dans chaque main, flammèches dans leur sillage. « Messire Mormont les affronte avec du feu. Avons gagné. En train de gagner. Tenons bon. Nous dégageons pour battre en retraite vers le Mur. Piégés sur le Poing, pressés rudement. »
Un de Tour Ombreuse émergea titubant des ténèbres et vint s’effondrer aux pieds de Sam. Il se mit à ramper vers le feu et n’en était plus qu’à quelques pouces quand la mort le prit. « Perdu, écrivit-il, perdu la bataille. Tous perdus. »
Pourquoi fallait-il qu’il se souvienne des combats du Poing ? Il n’avait aucune envie de se souvenir. En tout cas de ça. Il tâcha de se contraindre à se souvenir plutôt de sa mère, ou bien de sa petite sœur, Talla, ou encore de cette fille, Vère, chez Craster. On le secouait par l’épaule. « Lève-toi, disait une voix. Sam, tu peux pas dormir là, Sam. Lève-toi et continue de marcher. »
Je ne dormais pas, je me ressouvenais. « Va-t’en, dit-il, et chaque syllabe se gelait au contact de l’air. Je suis bien. Je veux me reposer.
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