— Lève-toi. » La voix de Grenn, âpre et rauque. De Grenn qui se dressait au-dessus de lui, ses noirs tout croûteux de neige. « Pas de repos, a dit le Vieil Ours. Tu vas crever.
— Grenn. » Il sourit. « Non, vraiment, j’ai mes aises, ici. Tu n’as qu’à continuer, toi. Je te rattraperai quand je me serai un peu reposé.
— T’en feras rien. » Sa grosse barbe brune était toute givrée, autour de la bouche. Ça lui donnait l’air d’un petit vieux. « Tu vas crever gelé, si les Autres t’ont pas d’abord. Sam, debout ! »
Le dernier soir avant le départ du Mur, se souvint Sam, Pyp avait comme à l’ordinaire taquiné Grenn, le sourire aux lèvres, en lui disant qu’il était une recrue d’élite pour l’expédition, tant sa stupidité le mettait à l’abri de la peur. Ce qu’avait violemment nié Grenn, avant de s’apercevoir de ce qu’il disait. Râblé, robuste et la nuque épaisse – aussi ser Alliser l’avait-il surnommé « Aurochs », tout en l’affublant lui-même du gracieux « ser Goret », et Jon du délicat « lord Snow »… –, Grenn s’était toujours, Sam en convenait, montré plutôt bienveillant. Mais uniquement pour complaire à Jon. N’eût été Jon, ni lui ni les autres n’auraient éprouvé de sympathie pour moi. Et voilà que Jon était parti se perdre au col Museux avec Qhorin Mimain, voilà qu’il était très probablement mort. Sam l’aurait volontiers pleuré, mais ces larmes-là ne feraient que se geler comme les précédentes, et, de toute manière, à peine arrivait-il encore à garder les yeux ouverts.
Un grand diable de frère équipé d’une torche s’arrêta près d’eux et, durant un moment merveilleux, Sam eut chaud au visage. « Laisse, dit l’homme à Grenn. Y sont foutus, dès qu’y sont plus capables de marcher. Garde tes forces pour toi, mon gars.
— Va se lever, répliqua Grenn. Que besoin d’une main qui l’aide. »
L’autre poursuivit sa route, emportant la chaleur bénie. Grenn tenta de tirer Sam sur pied. « Ça fait mal, Grenn, gémit-il. Arrête. Me fais mal au bras. Arrête.
— Foutrement trop lourd que t’es. » Il lui passa les mains sous les aisselles et, ahanant, le hissa debout. Mais, dès l’instant où il le relâcha, l’obèse retomba le cul dans la neige. Grenn lui flanqua un coup de pied, et si violent que la gangue de neige où sa botte était prise vola en pièces et s’éparpilla tout autour. « De- bout ! » Nouveau coup de pied. « Debout, et marche. Faut que tu marches. »
Sam s’affala sur le flanc et se mit tant bien que mal en boule pour se protéger des coups. Il ne les sentait guère, à travers tous ses rembourrages de laine, de cuir et d’acier, mais ça faisait mal tout de même. Je le prenais pour un copain. Vos copains, vous ne les frappez pas. Pourquoi ne me fiche-t-on pas la paix ? Je n’ai besoin que de me reposer, rien de plus, me reposer et dormir un peu, et peut-être mourir un peu.
« Si tu prends la torche, l’ gros tas, j’ m’en charge, moi. »
Une brusque saccade, et il se retrouva propulsé dans l’air froid, loin de sa chère et douce neige ; il flottait. Il y avait un bras sous ses genoux, et un autre plaqué dans son dos. Il leva la tête en papillotant. Une face le surplombait, toute proche, une large face bestiale au nez épaté, aux yeux minuscules et noirs, dans un buisson rêche de poil brun. Il avait déjà vu cette face-là, mais il lui fallut un moment pour se rappeler. Paul. P’tit Paul. La chaleur de la torche lui faisait couler de la glace fondue dans les yeux. « Tu peux le porter ? entendit-il Grenn demander.
— Des fois qu’ j’ai porté un veau qu’était plus lourd qu’ ça. A sa mère qu’ j’ l’am’nais, des fois qu’y s’aye sa pint’ de lait. »
La tête de Sam encensait à chacun des pas que faisait P’tit Paul. « Arrête ça, marmonna-t-il, pose-moi par terre, je ne suis pas un marmot. Je suis un homme de la Garde de Nuit. » Un sanglot lui échappa. « Tu n’as qu’à me laisser crever.
— La ferme, Sam, dit Grenn. Economise tes forces. Pense à tes sœurs, ton frère. A mestre Aemon. A tes plats préférés. Chante une chanson, si tu veux.
— Tout haut ?
— Dans ta tête. »
Des chansons, Sam en connaissait cent et plus, mais il eut beau tâcher d’en retrouver une, ce fut en vain. Les paroles s’étaient toutes enfuies de sa cervelle. Il finit par hoqueter sur un nouveau sanglot : « Je ne connais pas de chansons, Grenn. J’en savais, mais je ne les sais plus.
— Mais si, tu les sais, répliqua Grenn. Essaie “L’Ours et la Belle”, tiens, tout le monde la sait, celle-là. Un ours y avait, un ours, un ours ! Tout noir et brun, tout couvert de poils…
— Non ! pas celle-là… », geignit Sam d’un ton suppliant. L’ours qui avait escaladé le Poing n’avait plus de poils sur sa chair putréfiée. Les ours, il n’avait aucune envie d’y penser. « Non, pas de chansons. S’il te plaît, Grenn…
— Alors, pense à tes corbeaux.
— Ils n’ont jamais été à moi. » C’étaient les corbeaux du lord Commandant, les corbeaux de la Garde de Nuit. « Ils appartenaient à Châteaunoir et à Tour Ombreuse. »
P’tit Paul fronça les sourcils. « Chett a dit que j’ pourrais m’avoir çui au Vieil Ours, çui qui cause. J’y ai mis de côté de la nourriture et tout. » Il secoua la tête. « Ai oublié, quoique. Laissé là où j’avais planqué. » Tout en continuant d’avancer pesamment, la bouche environnée de vapeurs blanchâtres à chaque foulée, il lâcha soudain : « J’ pourrais pas m’avoir un d’ tes corbeaux à toi ? Rien qu’un. Jamais j’ laiss’rais Fauvette l’ manger…
— Ils sont partis, dit Sam. J’en suis fâché. » Tellement fâché. « Ils sont en train de regagner le Mur. » Il les avait libérés en entendant les cors de guerre sonner une fois de plus, mais cette fois le boute-selle. Deux appels brefs, un long, l’ordre à la Garde de monter. Or, elle n’avait aucune raison de le faire, si ce n’est pour abandonner le Poing, la bataille étant donc perdue. Une telle trouille alors le tenailla qu’il ne trouva rien de mieux à faire que d’ouvrir les cages. Et c’est seulement en voyant s’enfuir à tire-d’aile dans la tempête de neige le dernier corbeau qu’il se rendit compte de son oubli : aucun de ses messages n’avait pris l’air.
Et « Non… », de couiner là-dessus, « oh non, non, non ! ». La neige tombait, les cors sonnaient. Ahooo ahooo ahooooooooooooooooooo, s’époumonaient-ils, à cheval, à cheval, à cheval. Il aperçut deux corbeaux perchés sur un rocher, leur courut sus, mais ils s’envolèrent mollement parmi les tourbillons de neige dans des directions opposées. Il en poursuivit un, les narines embuées de gros nuages blancs, manqua de culbuter, se retrouva à quatre pas de l’enceinte.
Quant à la suite… Les morts, il les revoyait franchir la muraille, la gorge et le visage transpercés de flèches. Certains étaient entièrement revêtus de maille, certains presque nus…, des sauvageons pour la plupart, mais quelques-uns portaient des noirs délavés. Il revoyait la pique d’un type de Tour Ombreuse s’enfoncer comme dans du beurre dans le ventre blafard d’une créature et lui ressortir dans le dos, celle-ci vaciller de toute sa stature sous le choc et, brandissant ses noires mains, vriller la tête de son adversaire jusqu’à ce que le sang lui gicle des lèvres. C’est à ce spectacle, il en était à peu près sûr, que sa vessie l’avait lâché pour la première fois.
S’était-il mis à courir ? Il n’en gardait aucun souvenir, mais il avait bien dû le faire, parce qu’en reprenant conscience il se trouvait tout au centre du camp, près du feu, avec le vieux ser Ottyn Wythers et une poignée d’archers. A deux genoux dans la neige, ser Ottyn regardait fixement le chaos environnant quand un cheval sans cavalier lui décocha au passage une ruade en pleine figure. Les archers ne le remarquèrent même pas. Ils dardaient des flèches enflammées sur les ténèbres grouillantes d’ombres. Sam vit atteindre une créature, il la vit s’embraser, mais une douzaine d’autres la talonnaient, ainsi qu’une énorme silhouette pâle qui devait être l’ours, et les archers ne tardèrent guère à manquer de flèches.
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