Elle traversa comme une flèche des friches brunes, des herbages où l’on s’immergeait jusqu’à la taille, des monceaux de feuilles que sa course faisait s’envoler, bruissantes, quand elle aperçut des bois sur sa gauche. Là, je peux les perdre. Un fossé bordait bien le champ, mais elle le sauta sans réduire un instant l’allure et plongea d’un trait dans le bosquet d’ormes, d’ifs et de bouleaux. Un bref coup d’œil en arrière : Harwin et Anguy la poursuivaient toujours aussi rudement, mais Barbeverte s’était laissé distancer, et Lim ne se voyait plus du tout. « Plus vite, dit-elle au cheval, tu peux, tu peux ! »
Entre deux ormes elle fila sans marquer la moindre pause pour examiner de quel côté poussait la mousse, avala d’un bond un tronc renversé, contourna un monstrueux amas de bois mort échevelé de branches brisées, grimpa une pente douce et la redévala, ne ralentissant ici que pour accélérer là de nouveau, quitte à faire feu des quatre fers sur les silex. Du haut d’une colline, elle chercha ses poursuivants. Harwin devançait désormais Anguy, mais tous deux venaient néanmoins grand train, tandis que de plus en plus distancé Barbeverte semblait sur le point de flancher.
Un ruisseau lui barrant la route, elle s’y jeta bravement, malgré les feuilles mortes qui l’engorgeaient, se collant aux jambes du cheval quand il gravit la berge opposée. La végétation se faisait plus drue, de ce côté-là, le sol était si encombré de pierres et de racines que force fut de ralentir, mais elle maintint une allure aussi rapide que permis sans témérité. Une autre colline se dressa devant elle, plus escarpée, qu’elle escalada, redescendit. Jusqu’où se prolongent ces bois ? se demanda-t-elle. Elle avait la monture la plus rapide, elle le savait, s’étant choisi l’une des meilleures de Roose Bolton dans les écuries d’Harrenhal, mais le terrain en gâchait les ressources. Il me faut retrouver les champs. Il me faut trouver une route. Elle ne trouva qu’une sente à gibier, étroite et inégale, mais c’était toujours ça. Elle l’embouqua à vive allure, en dépit des branches qui la souffletaient. L’une d’elles lui happa son capuchon et le rabattit si sec qu’une seconde elle se crut rattrapée. Affolée par sa fuite furieuse, une renarde jaillit du taillis comme elle passait. La sente aboutit sur un nouveau ruisseau. Ou était-ce le même ? Avait-elle tourné en rond ? Le temps manquait pour débrouiller la chose, elle entendait les chevaux mener grand fracas, derrière. Des églantiers lui griffaient la figure, à l’instar des chats qu’elle traquait à Port-Réal, jadis. Une volée de moineaux crépita d’un aulne. Mais à présent les arbres s’espaçaient, et, tout à coup, elle retrouva l’air libre. De vastes champs plats s’ouvraient devant elle, envahis de mauvaise herbe et de folle avoine, détrempés, battus, rebattus. Piquant des deux, elle remit son cheval au galop. Fonce , songea-t-elle, fonce à Vivesaigues, fonce à la maison. Les avait-elle enfin largués ? Un vif coup d’œil, Harwin n’était plus qu’à six pas et gagnait du terrain. Non, se dit-elle, il ne peut pas, pas lui, ce n’est pas de jeu.
Les deux chevaux étaient en nage et commençaient à faiblir quand il survint à sa hauteur, lança la main, saisit sa bride. Arya se trouvait hors d’haleine aussi. La lutte était terminée, comprit-elle. « Vous montez comme un homme du Nord, Dame, dit Harwin après les avoir immobilisés. Votre tante, c’était pareil. Lady Lyanna. Mais mon père était grand écuyer, rappelez-vous. »
Le regard qu’elle lui décocha était lourd de chagrin. « Je te croyais un homme de mon père.
— Lord Eddard est mort, Dame. Maintenant, j’appartiens à messire la Foudre et à mes frères.
— Quels frères ? » Pour autant qu’elle se souvînt, Vieil Hullen n’avait pas engendré d’autres fils.
« Anguy, Lim, Tom des Sept, Jack et Barbeverte, eux tous. Nous ne voulons pas de mal à votre frère Robb, Dame…, mais ce n’est pas pour lui que nous nous battons. Il a pour lui toute une armée, et maints grands seigneurs qui ploient le genou. Les petites gens n’ont que nous. » Il fixa sur elle un regard pénétrant. « Pouvez-vous comprendre de quoi je parle ?
— Oui. » Qu’il n’était pas l’homme de Robb, elle ne le comprenait que trop. Et qu’elle était sa prisonnière, elle. J’aurais pu rester avec Tourte. Nous aurions pu prendre le petit bateau et mettre à la voile pour Vivesaigues. Elle se serait mieux tirée d’affaire en restant Pigeonneau. Nul ne se serait soucié de le capturer, Pigeonneau, non plus que Nan ou Belette ou Arry l’orphelin. J’étais un loup, songea-t-elle, et me revoici rien de plus qu’une stupide damoiselle.
« Maintenant, rebrousserez-vous chemin sagement, lui demanda Harwin, ou bien me faut-il vous ligoter et vous jeter en travers de votre cheval ?
— Sagement », dit-elle d’un ton morne. Pour l’instant.
Avec un sanglot, Sam fit un pas de plus. C’est là le dernier, le tout dernier, je ne peux pas continuer, je ne peux pas. Mais ses pieds bougèrent à nouveau. L’un et puis l’autre. Ils firent un pas et puis un autre, et lui se dit : Ce ne sont pas mes pieds, ce sont les pieds de quelqu’un d’autre, c’est quelqu’un d’autre qui marche, il est impossible que ce soit moi.
Il baissa les yeux et les aperçut, butant dans la neige; des machins informes et patauds. Ses bottes avaient été noires, lui semblait-il se rappeler, mais la neige qui les encroûtait leur donnait à présent l’aspect de blocs blancs difformes. Ça lui faisait des pas traînants, saccadés. Il avait, sous le pesant paquetage qu’il charriait, la dégaine de quelque monstrueux bossu. Et il était mais fatigué, mais si si si si… si fatigué. Je ne peux pas continuer. La Mère ait pitié de moi, je ne puis.
Il lui fallait, tous les quatrième ou cinquième pas, tâtonner pour remonter son ceinturon. L’épée, il l’avait perdue sur le Poing, mais le fourreau faisait toujours pocher son ceinturon. Et il trimballait deux couteaux, le poignard de verredragon offert par Jon et celui d’acier qui lui servait à découper sa viande. Tout ça pesait, tirait terriblement, et sa panse était si ronde et volumineuse que, s’il oubliait de le rajuster, le ceinturon, si fort qu’il l’eût serré, lui dégoulinait aux chevilles et l’entravait. Il avait bien essayé, une fois, de se le boucler par-dessus la panse, mais alors ça le lui mettait presque aux aisselles. Grenn avait rigolé à se rendre malade, rien que de le voir, et Edd-la-Douleur déclaré : « J’ai connu un type autrefois qui portait son épée en sautoir, comme ça, au bout d’une chaîne. Il a trébuché, un jour, et son pif se l’est farcie jusqu’à la garde. »
Pour trébucher, ça, Sam trébuchait aussi. Il y avait des pierres, sous la neige, en plus des racines d’arbres, et le sol gelé dissimulait parfois de fichues fondrières. Bernarr-le-noir s’était flanqué dans une et cassé la cheville, voilà trois jours, ou peut-être quatre, ou…, franchement, il ne savait pas au juste combien ça faisait. Toujours est-il qu’après ça le Bernarr s’était retrouvé à cheval, sur ordre du lord Commandant.
Avec un sanglot, Sam fit un pas de plus. Cela lui procurait moins l’impression de marcher que de tomber, tomber sans fin mais sans jamais heurter le sol, juste tomber vers l’avant, toujours vers l’avant. Il faut que je m’arrête, ça fait trop mal. J’ai si froid, je suis si fatigué, j’ai besoin de dormir, de piquer rien qu’un petit somme au coin d’un feu, de manger un morceau, rien qu’un qui ne soit pas gelé.
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