— Comme vous voudrez, prince.
Korinaam se tourna vers le roi et parla longuement ; autant qu’Harpirias pût en juger, le Changeforme traduisit avec exactitude ce qu’il lui avait demandé de dire. Mais cela ne fit, en apparence, qu’aggraver les choses. Le front de Toikella se creusa ; il se mordilla la lèvre inférieure, serra les poings et frappa ses articulations noueuses jusqu’à ce qu’elles se mettent à saillir ; ses narines se dilatèrent, la peau de ses joues se tendit sous l’effet de la colère qui montait en lui.
Quand vint le moment de répondre, le roi s’adressa non pas à Korinaam, mais à Harpirias, et sa réponse fut brève et sarcastique, avec des intonations de férocité auxquelles on ne pouvait se méprendre.
— Recevez mes remerciements. Je vous suis reconnaissant de votre bienveillance. Harpirias n’eut aucune difficulté à comprendre ces mots, ni leur signification sous-jacente. Toikella reconnaissait sans ambages que son pouvoir ne pourrait se maintenir que par la grâce des souverains de Majipoor ; et ce n’était pas chose facile à accepter.
Mais Harpirias éprouvait encore le besoin de lui exprimer sa sympathie et de le rassurer.
— Votre Majesté… mon royal ami…
Toikella répondit par un grondement.
— Partez, maintenant. Quittez ce palais, quittez ce pays. Et qu’aucun d’entre vous ne remette jamais les pieds ici… ni vous, ni personne de votre race.
Korinaam proposa de traduire. Harpirias le fit taire d’un geste de la main. Il n’avait aucun doute sur la signification des paroles du roi.
Il tendit la main à Toikella. Le roi la considéra comme on regarde quelque chose de sale. Il s’enveloppa dans une aura glaciale de dignité offensée, aussi froide que le jour le plus sinistre de l’hiver des Othinor.
— Nous n’avons pas peur, déclara-t-il avec hauteur. Que l’empire nous fasse craindre le pire… Nous serons prêts. Même si vous envoyez contre nous une armée de deux cents hommes ! De trois cents !
Harpirias n’avait plus rien à ajouter. Il vaut mieux laisser les choses en l’état, se dit-il. L’orgueil de Toikella, au moins, était encore intact. Peut-être que les blessures de leur visite se cicatriseraient avec le temps et que, sur la fin de sa vie, le roi se vanterait d’avoir forcé le Coronal de Majipoor à se traîner un beau jour à ses pieds pour obtenir la libération d’un groupe d’explorateurs et d’avoir extorqué à ce même Coronal un enfant de sang royal en échange de ces otages.
Soit, se dit Harpirias. Tout compte fait, Korinaam a vu juste : ils n’auraient rien eu à gagner en forçant Toikella à regarder la vérité en face, mais beaucoup à perdre.
Il prit cérémonieusement congé du roi ; Toikella resta de marbre du haut de sa grandeur. Puis il se tourna vers Ivla Yevikenik pour un dernier moment de tendresse et d’émotion avec sa princesse Othinor. Mais que pouvait-il lui dire ? Oui, qu’aurait-il bien pu dire ? Malgré son éloquence apprise sur le Mont du Château, rien ne lui venait à l’esprit. Elle le regarda avec gravité ; il sourit ; elle parvint à ébaucher aussi une sorte de sourire ; elle avait les yeux brillants de larmes ; elle les essuya d’un revers de la main. Il ne pouvait l’embrasser avant de partir. Le baiser n’était pas dans les usages de la tribu. Harpirias finit par lui prendre la main, la garda entre les siennes et la lâcha. Elle prit la sienne, la posa délicatement sur son ventre, l’y emprisonna un moment, appuya dessus, comme pour lui permettre de sentir la vie nouvelle qui s’y développait. Puis elle le lâcha et se détourna.
Harpirias rassembla ses troupes, fit signe aux otages libérés de le suivre et sortit de la salle du trône.
À en juger par l’aspect ténébreux de la voûte étoilée, l’aube ne se lèverait pas encore avant quelques heures. Mais il fallut le reste de la nuit pour charger les flotteurs et les préparer pour le voyage du retour. Le ciel était zébré de traînées roses quand les préparatifs furent enfin terminés.
Harpirias resta un moment immobile devant la haute paroi rocheuse qui entourait le royaume caché des Othinor.
Enfin le retour au pays ! Le retour vers la chaleur du monde civilisé et – peut-être – la résurrection de sa carrière interrompue sur le Mont du Château. Il avait accompli la tâche pour laquelle on l’avait envoyé ici ; qui mieux est, il avait eu sa grande aventure et possédait un stock d’histoires pour toute une vie, des histoires que le Coronal aurait plaisir à écouter, et tous les autres aussi. Oui, retourner au pays pour raconter ces histoires, pour y prendre un vrai bain, pour y faire un vrai repas, des huîtres, du poisson épicé, de la poitrine de sekkimaund ou une cuisse de bilantoon, le tout arrosé de vin fort et capiteux de Muldemar, ou de vin rubis de Bannikanniklole, ou de vin doré de Piliplok, ou de vin gris argenté d’Amblemorn, peut-être les quatre à la suite… Avec une beauté aux yeux clairs, aux pommettes saillantes, aux sourcils bien dessinés qui lui tiendrait compagnie pour la nuit…, ou même – pourquoi pas ? – deux ou trois…
Mais Harpirias savait que le pays des Othinor laisserait dans son âme une empreinte indélébile. Il ne faisait aucun doute qu’il lui arriverait souvent, quand il serait de retour chez lui, de rêver du pays des Othinor. Des images du royaume de glace s’insinueraient dans son esprit, la salle de banquet enfumée du roi Toikella, les bonds et les quolibets des Eililylal sur les hauteurs : cela, il le savait. Et la jeune fille aux cheveux lustrés, à la lèvre supérieure percée d’un éclat d’os taillé, qui s’était glissée dans sa chambre pour lui tenir chaud au long des nuits glaciales : elle aussi viendrait à lui dans son sommeil.
Oui. Oui. Tout cela et bien d’autres choses encore : Harpirias en avait la certitude. Jamais il n’oublierait ce royaume.
— Tout est chargé, prince, lui cria Eskenazo Marabaud. Le soleil va se lever. Allons-nous nous mettre en route ?
— Un moment, répondit Harpirias.
Il s’engagea dans l’étroite fente triangulaire qui s’ouvrait dans le flanc de la montagne et constituait le seul accès au territoire du roi Toikella. Le village de glace luisait faiblement à la clarté nacrée de l’aube. Harpirias laissa son regard errer sur les façades luisantes ornées d’entrelacs brillants.
Une petite silhouette se tenait devant la maison où il avait pris ses quartiers. À cette distance, il était difficile de la voir avec netteté, mais Harpirias se la représentait fort bien en imagination. Sale et dépenaillée, avec ses fourrures assemblées au petit bonheur, c’était celle qui portait peut-être son enfant Othinor. Elle agita la main, d’abord en hésitant, puis avec plus d’ardeur, un geste où se mêlaient à l’évidence tendresse et regret.
Il la regarda longuement. Puis il lui fit, à son tour, un signe de la main, se retourna et rebroussa chemin par l’étroit passage, en direction de son flotteur, pour commencer le long voyage qui le ramènerait chez lui.
FIN DU TOME IV