Korinaam se contenta de hausser les épaules.
— Êtes-vous très fatigué ? poursuivit Harpirias.
— À votre avis ?
Une pointe de colère et de gêne était perceptible dans la voix du Métamorphe, mais elle trahissait surtout une grande, une écrasante fatigue.
— Eh bien, reposez-vous. Aussi longtemps qu’il le faudra. Mais dites d’abord au roi que j’ai tenu ma promesse. Ses ennemis sont en fuite, la guerre est terminée. Il peut sans risque envoyer ses hommes de l’autre côté du ravin, pour libérer les hajbaraks.
Quand les détails du traité eurent enfin été réglés, un des soldats Ghayrogs d’Harpirias, qui se piquait de calligraphie, en rédigea le texte en deux exemplaires, sur de larges rouleaux de cuir préparé qu’Ivla Yevikenik leur avait fournis. C’était un cuir très fin, d’une qualité proche du parchemin. Bien que le texte du traité fût, en réalité, extrêmement succinct, six clauses en tout et pour tout, le travail du calligraphe prit trois journées entières, au grand déplaisir d’Harpirias. Il avait l’impression que c’était gaspiller beaucoup de temps pour quelques fioritures. Mais le Ghayrog pratiquait son art avec minutie.
— Et à qui serviront tous ces jolis caractères ? demanda Harpirias à Korinaam, quand on lui apporta enfin les manuscrits terminés. Le roi est incapable de lire un seul mot de notre langue. Ce qui est écrit ici ne lui semblera pas plus important que des traces de pattes d’oiseau sur la neige. N’aurions-nous pas dû en rédiger un exemplaire en Othinor ?
— Il n’y a pas de langue écrite, observa le Métamorphe avec une pointe de suffisance.
— Pas du tout ?
— Combien de livres avez-vous vus, prince, au hasard de vos promenades dans le village ?
— Certes…, fit Harpirias en s’empourprant. Mais un traité qui ne peut être lu par un des signataires ne vous paraît pas bigrement unilatéral ?
Le Changeforme lui lança un regard où brilla une lueur de malice. Il avait recouvré une grande partie de son aplomb depuis le jour où il s’était donné en spectacle au bord du ravin ; mais il subsistait manifestement en lui du ressentiment de ce qu’Harpirias l’avait obligé à faire.
— Ah ! prince ! N’ayez aucune crainte. Le roi admirera et respectera l’exemplaire que nous lui remettrons ! Il l’accrochera au mur de sa salle du trône, il le touchera affectueusement de temps en temps, et peu importe qu’il puisse le lire ou non. Tout ce qui vous intéresse vraiment – n’est-ce pas ? – c’est de ramener les otages ; et vous avez conclu un accord sur ce point. Quand ils seront descendus et que vous aurez quitté le village, quelle valeur aura le traité, aussi bien pour vous que pour le roi ?
— Pour moi, aucune. Mais je présume qu’il en aura pour le roi. Il lui garantit ce qui, somme toute, lui tient le plus à cœur, la protection des habitants de cette vallée contre de nouvelles incursions des forces du gouvernement de Majipoor.
— Oui, assurément, ricana Korinaam, vous avez raison. Qui aurait l’audace d’enfreindre les clauses sacrées de ce traité ? Si, dans un avenir indéterminé, un nouveau Coronal était assez aventureux pour envoyer une armée jusqu’ici, il suffirait à celui qui occupera le trône de Toikella de décrocher le traité du mur et de le fourrer sous le nez du commandant de l’armée d’invasion pour qu’il donne immédiatement l’ordre à ses troupes de se retirer ! N’en sera-t-il pas ainsi, prince ? C’est de cette manière que les habitants de Majipoor ont toujours traité ceux qui sont moins puissants qu’eux. Dites-moi, prince : n’en est-il pas ainsi ?
Harpirias ne releva pas les sarcasmes du Changeforme. Korinaam défendait à l’évidence le point de vue des Piurivars ; mais Harpirias n’avait aucune envie de refaire, dix mille ans plus tard, la guerre de lord Stiamot. Les humiliations infligées par les colons humains aux ancêtres de Korinaam étaient de l’histoire ancienne, elles avaient été réparées, dans la mesure où il est possible de réparer la mainmise sur une planète, et la réconciliation des races avait commencé sous le pontificat de Valentin. Les griefs que Korinaam persistait à nourrir ne concernaient pas Harpirias. Tout ce qui l’intéressait maintenant était de liquider cette affaire avec les Othinor.
Il étudia le parchemin. Les caractères, il fallait le reconnaître, étaient fort joliment formés. Quant à la teneur, il en était très fier : dans un style concis, efficace et simple, il exposait les obligations respectives des signataires. Autant qu’il pût en juger, aucune ambiguïté, aucune équivoque n’était possible, rien ne pouvait donner lieu à une interprétation tendancieuse. Le Coronal, seigneur de Majipoor, s’engageait à respecter la souveraineté de Son Altesse le roi des Othinor et à éviter toute nouvelle incursion dans son domaine, domaine dont les limites allaient de tel parallèle de latitude nord, sur le continent de Zimroel, jusqu’au pôle arctique, etc. Pour sa part. Son Altesse le roi des Othinor s’engageait à libérer immédiatement les neuf paléontologues qui avaient pénétré accidentellement dans le territoire souverain du royaume des Othinor et à leur rendre tous les spécimens scientifiques qu’ils avaient réunis, etc.
Rien n’était dit sur la poursuite des travaux paléontologiques dans la région. Le roi aurait certainement reculé devant cela, car ce qu’il attendait avant tout de ce traité était un engagement à ne plus jamais être importuné par des citoyens de Majipoor. Après leur libération, les scientifiques pourraient toujours adresser une requête au Coronal, pour négocier un accord avec Toikella, dans le but de reprendre leurs fouilles en territoire Othinor. Mais Harpirias espérait qu’un autre ambassadeur serait chargé de négocier cet accord.
Aucune clause ne faisait mention du rapatriement vers les régions civilisées de Majipoor des enfants nés de père Majipoori et de mère Othinor. Un sujet qu’il avait estimé préférable de ne pas aborder, même s’il en éprouvait, à titre personnel, un certain embarras. Les enfants seraient Othinor, point.
— En foi de quoi, lut Harpirias, en arrivant au bas du parchemin, nous, le Coronal lord Ambinole, signifions, par le présent document, notre royal assentiment et nous engageons solennellement…
Harpirias leva brusquement la tête.
— Attendez un peu, fit-il. De la manière dont ce texte est libellé, la signature du Coronal en personne est requise. Ce n’est pas ce que je…
— J’ai demandé au Ghayrog de faire une légère modification, expliqua benoîtement le Changeforme.
— Vous avez fait quoi ?
— Le roi Toikella n’a jamais réellement compris que vous n’étiez qu’un ambassadeur. Il continue de croire qu’il a reçu lord Ambinole en personne.
— Mais je vous ai dit cent fois de lui expliquer clairement…
— Je comprends votre souci, prince. Néanmoins, l’objectif premier n’est-il pas, dans l’immédiat, de nous assurer la coopération du roi, jusqu’à ce que les otages soient libérés et que nous nous soyons retirés sains et saufs de son territoire ? Dans l’état actuel des choses, il ne pourrait que réagir violemment à la révélation de votre véritable identité. Même maintenant, alors que le traité est entièrement négocié et n’attend plus que d’être signé, cette révélation pourrait avoir des effets explosifs.
— Je lui en ficherai, des effets explosifs ! s’écria Harpirias. Il verra ce que peuvent faire nos lanceurs d’énergie ! S’il refuse de libérer ces hommes, après toutes les palabres qui ont eu lieu…
— Vous pouvez ordonner à vos soldats de faire de grands dégâts, assurément. Mais je me permets de vous rappeler que les otages sont encore entre ses mains. S’il les fait mettre à mort, même si vos soldats font au même moment la démonstration de la puissance de leurs lanceurs d’énergie… qu’aurez-vous accompli, prince ? Signez ce document du nom de lord Ambinole. Je vous en conjure.
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