— Je devrais le laisser faire !
— Vous savez que je ne suis pas un espion, poursuivit Korinaam d’une voix ténue. Je vous en prie, prince ! Dites-le-lui !
— Vous voulez que, moi, je le lui dise ?
— J’ai… j’ai trop peur…, fit le Métamorphe dans un murmure à peine audible.
— Trop peur pour le supplier de vous laisser la vie sauve ?
— Je vous en prie… je vous en prie…
Il était agité de frissons et de tremblements sur la pierre de l’autel.
La peur lui faisait perdre la raison. Harpirias poussa un grognement irrité. Le roi commença à s’agiter. Il semblait sur le point d’arracher de nouveau la grande épée du sol gelé. Il était temps d’invoquer une plus haute autorité.
— Coronal ! s’écria Harpirias, en agitant les bras d’un air important. Coronal.
Le roi Toikella le considéra d’un air perplexe.
— Coronal, répéta Harpirias d’un ton sec de commandement, en levant le doigt au ciel. Lord Ambinole. Coronal de Majipoor.
Il chercha ses mots. Mais, dans la confusion de son esprit, ce qu’il savait de l’Othinor lui faisait défaut. Il était beaucoup plus facile de converser avec Ivla Yevikenik, dans l’intimité de sa chambre. Le peu qu’Harpirias avait appris de la grammaire s’était écroulé comme un château de cartes et la moitié du vocabulaire s’était évanouie. Mais il devait dire quelque chose. Il retrouva le mot qui, sauf erreur, signifiait « majesté » en Othinor et articula : Helminthak. Cela sembla produire un certain effet sur le roi. Puis Harpirias montra le Métamorphe du doigt en secouant énergiquement la tête.
— Vous ne devez pas le tuer, poursuivit-il lentement dans sa langue. Le Coronal dit vous ne devez pas le tuer. Pas… le… tuer. Serviteur du Coronal.
Toikella parut déconcerté. Mais la pointe de son épée resta fichée dans le sol.
— Cor-o-nal, répéta Harpirias, en détachant soigneusement les syllabes, comme si ce mot était un précieux talisman. Coronal de Majipoor. Helminthak.
Il fit comprendre par gestes qu’il fallait libérer Korinaam de ses liens et lui permettre de se relever. Toikella le regarda fixement. Longuement. Interminablement. Ses yeux s’agrandirent. Un grondement sortit de sa gorge.
Il doit croire que je suis devenu fou, songea Harpirias.
Puis il se rendit compte que ce n’était pas lui que le roi regardait fixement, mais quelqu’un ou quelque chose derrière lui. Le groupe de guerriers qui se rapprochait silencieusement s’apprêtait-il à donner l’assaut ? Les Skandars préparaient-ils quelque chose ?
Harpirias regarda vivement par-dessus son épaule.
Ivla Yevikenik se tenait derrière lui. Malgré l’air glacial de la nuit, elle ne portait qu’un vêtement court de peaux grossièrement assemblées. La crainte et l’hésitation se lisaient sur son visage. Elle était la seule femme de la tribu près de l’autel et, à l’évidence, elle n’avait rien à y faire. La stupéfaction de son père, sa fureur difficilement contenue semblaient le confirmer. Mais, quand elle tourna la tête vers Harpirias, ses yeux se mirent à briller de l’éclat de l’amour.
Elle a compris qu’il y avait un danger, se dit Harpirias, et elle est venue me prêter main-forte. À ses risques et périls. Ce doit être cela. Bien sûr.
D’un geste preste, Harpirias tendit le bras vers la jeune fille, lui saisit doucement mais fermement le poignet et l’attira à lui. Il l’enveloppa de ses bras, de sorte qu’ils puissent affronter le roi en ne faisant qu’un. La chaleur de son corps était agréable dans le froid cuisant de la nuit. S’exprimant lentement, faisant de son mieux avec son pauvre vocabulaire Othinor, à peine compréhensible, agrémenté de force mimiques et gesticulations, Harpirias lui expliqua qu’il avait effectivement besoin de son aide et que Korinaam devait être protégé du courroux de Toikella.
Comprit-elle ? C’était exaspérant de ne pouvoir communiquer verbalement d’une manière claire. Mais elle sembla quand même avoir compris une partie de ce qu’il avait dit. Elle parla longuement à son père, qui l’écouta en grondant, l’œil noir et de mauvais gré, mais jusqu’au bout. Quand elle eut terminé, le roi répondit d’un ton cassant, en quelques syllabes. Elle reprit la parole, le roi répondit, plus longtemps cette fois. Il fit signe à l’un de ses hommes. Les liens qui immobilisaient Korinaam furent détendus. En phrases hachées, Ivla Yevikenik expliqua à Harpirias ce qu’il savait déjà, pour l’essentiel : les Othinor, qui avaient remarqué le départ de Korinaam et son retour récent, étaient persuadés qu’il avait l’intention de livrer le village à ses frères de la montagne. Soupçonné d’être un allié des Eililylal, Korinaam devait payer cette trahison de sa vie. C’est uniquement par respect pour le grand Coronal, seigneur de Majipoor, que le Changeforme avait été épargné. Mais s’il faisait d’autres tentatives pour entrer en contact avec les Eililylal, il serait mis à mort.
— Non, déclara Harpirias. Il n’est pas l’allié des Eililylal. Il est l’ennemi des Eililylal. Dis-le au roi.
Le front plissé, elle l’interrogea du regard. Il répéta ce qu’il venait de dire, lentement, accompagnant ses paroles de gestes. Il y eut un autre long échange d’arguments entre Ivla Yevikenik et le roi, trop rapide et à voix trop basse pour qu’Harpirias pût en saisir le sens. Il reconnut le mot « Eililylal », prononcé à maintes reprises. À un moment, le roi saisit la poignée de son épée et la secoua furieusement.
— Je pourrais vous trancher la gorge moi-même, dit Harpirias à Korinaam. Regardez dans quel pétrin vous nous avez mis ! Traduisez-moi ce qu’ils disent. Vont-ils vous tuer ou non ?
Le Changeforme, qui s’était relevé et se tenait près de l’autel, le corps parcouru de frissons, semblait s’être en partie remis de sa terreur.
— Le roi me laissera la vie sauve, dit-il d’une voix tremblante, mal assurée. Mais je vais être expulsé du village séance tenante.
— Quoi ? Quoi ? Par le Divin…
— Pour ce qui vous concerne, vous aurez la permission de rester. Les négociations se poursuivront.
— Sans interprète ? Et qui nous raccompagnera jusqu’à Ni-moya, quand tout sera terminé ? Oh ! non, non, Korinaam, il n’est pas question de vous laisser expulser du village !
Une idée commençait à germer dans l’esprit d’Harpirias. Il lâcha Ivla Yevikenik, s’avança vers le Métamorphe et saisit à pleine main l’étoffe lâche de son col.
— Ce que vous allez faire, à la place, c’est retourner là-haut et trouver les Eililylal, à qui vous ordonnerez de se retirer. Et pour que ce soit bien clair, faites appel à la magie Piurivar que vous maîtrisez.
— Que dites-vous ? demanda Korinaam, l’air horrifié. De la magie ? Je ne suis pas magicien, prince ! Je suis simplement quelqu’un qui guide les voyageurs qui désirent voir le Grand Nord. Trouvez-vous donc un petit Vroon, si c’est la sorcellerie que vous avez en tête. Et, pour ce qui est de donner des ordres à ces créatures… Comment croyez-vous que je pourrais faire cela ?
— Vous le ferez, c’est tout, et maintenant, n’en parlons plus.
Harpirias lâcha le col de Korinaam et l’écarta d’une poussée.
— Dis à ton père, reprit-il en se tournant vers Ivla Yevikenik, que je lui propose nos services pour débarrasser votre royaume des Eililylal. As-tu compris ? Eililylal… dehors. Nous le ferons ! Korinaam et moi, avec mes soldats ! Oui ? Plus d’Eililylal. Je le jure solennellement. Mais j’ai besoin du soutien de Korinaam. J’en ai grand besoin. Dis-lui tout ça !
La jeune fille sourit, se tourna vers son père, commença à parler.
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