— Vous me l’avez dit, en effet. Mais comment puis-je être sûr que c’est la vérité ?
Un éclair de colère passa dans les yeux de Korinaam.
— Je suis là pour faire ce que vous m’ordonnez, prince, rien d’autre que ce que vous m’ordonnez. Vous pouvez compter là-dessus.
— Bien. Merci. Après votre petit laïus sur la volonté des dieux Piurivars, vous commencerez vos incantations. Vous inventerez les paroles au fur et à mesure ; je suis sûr que vous ferez cela très bien. Déclamez tout ce qui vous passe par la tête. Faites seulement en sorte de prendre le ton incantatoire qui convient. En même temps, je veux vous entendre crier et hurler, vous voir danser comme l’ont fait les Eililylal, la dernière fois que nous sommes venus ici. Mais avec cinq fois plus de frénésie et de bruit.
Korinaam eut un hoquet de surprise.
— Vous ne me demandez pas cela sérieusement ?
— Je vous conseille de ne pas en douter.
— Dans ce cas, vous me demandez beaucoup. C’est un numéro de clown, prince. Me prenez-vous pour un acteur ? Quelqu’un du Cirque Perpétuel de Dulorn, peut-être ?
— Il n’est pas besoin d’être un acteur de métier pour pousser des cris et des hurlements, Korinaam. Donnez simplement tout ce que vous avez dans le ventre, utilisez toute votre énergie pour crier à tue-tête et bondir sur place. Vous me suivez ? Je veux que vous leur fassiez peur. Je veux que vous vous fassiez peur. Faites-nous le genre de numéro qui vous vaudrait d’être enfermé, si vous étiez dans les rues de Ni-moya. Vous comprenez ? Allez-y sans retenue, Korinaam. Mettez-y tout votre cœur. Ou ce qui vous tient lieu de cœur.
— Mais c’est humiliant, prince ! Ce que vous me demandez de faire va à l’encontre de ma nature, de mon tempérament, de l’intégrité même de mon être !
— Je prends note de vos objections, rétorqua posément Harpirias. Je vous rappelle que la pierre de l’autel vous attend au village, si vous préférez ne pas coopérer.
Korinaam lui lança un regard noir, mais garda le silence.
— Pendant que vous ferez vos incantations, reprit Harpirias, vous accomplirez une suite de transformations, aussi spectaculaires que possible.
— Des transformations ?
— Oui, des transformations. Des métamorphoses corporelles. Des changements de forme. Les Piurivars sont connus pour avoir ce don, si je ne me trompe. Vous ferez ces changements. Tout votre répertoire doit y passer et, si possible, d’autres encore, que vous n’avez jamais faits. En recherchant l’étrangeté, vous me suivez ? Je veux que vous vous transformiez en six sortes de monstre. Je veux que vous preniez un aspect démoniaque et horrifique. Je veux que vous montriez à vos cousins de la montagne que vous êtes un grand maître en matière de magie et de sorcellerie, et que, s’ils ne vous obéissent pas, vous attirerez sur leur tête la colère de toutes les forces des ténèbres. Il vous appartiendra de vous rendre plus effrayant que personne ne l’a jamais été sur cette planète. Un ogre diabolique. La pire des créatures cauchemardesques.
Les yeux du Changeforme étincelaient de fureur.
— Ce que vous exigez de moi, prince, est…
— Simplement de faire ce que je vous dis.
— Je vous répète : je ne suis pas un clown. Je ne suis pas un acteur. Je ne suis pas un sauvage non plus, prince. Me mettre à crier, à hurler comme un idiot ; et surtout me faire effectuer des changements, comme cela, devant tout le monde, pas seulement eux, vos soldats aussi, sans oublier le roi des Othinor, cela me déshonorerait à jamais.
— Allez-y, Korinaam. Le temps presse.
— Prince, je vous demande… je vous conjure…
— L’autel, Korinaam. N’oubliez pas l’autel. Allez-y. Ne perdez pas de temps. Il n’y a pas de honte à faire son devoir. Votre rôle sera essentiel aujourd’hui. À vous de jouer. Montrez-nous ce que vous savez faire. Vous avez dit que ces cousins à vous sont comme des animaux. Eh bien, imitez-les, en forçant la note. Conduisez-vous comme un fou. Soyez dix fois plus bestial qu’eux. Faites comme si votre vie en dépendait. D’ailleurs, elle en dépend.
Korinaam s’abstint de répondre ; mais le regard d’aversion sans mélange qu’il lança à Harpirias aurait fait fondre un glacier. Harpirias adressa un doux sourire au Changeforme et le poussa doucement vers le bord de la saillie.
Le rebord rocheux en saillie sur lequel se tenait Korinaam formait une manière d’avant-scène. De l’autre côté du ravin, un frémissement de curiosité sembla parcourir les rangs des Eililylal quand le Métamorphe, la mine revêche, fit son entrée, l’air mauvais.
Il resta un moment silencieux, inspirant profondément, les yeux rivés sur le sol. Puis il releva la tête et tendit les bras, les écartant autant qu’il le pouvait. Il remua les doigts, deux ou trois fois, et commença d’émettre un petit bourdonnement, à peine audible de son côté du ravin.
— Plus fort, Korinaam, lança Harpirias. Plus violent. Commencez à accomplir quelques changements.
— Prince, c’est ridicule !
— L’autel, Korinaam. Pensez à l’autel.
Le Changeforme inclina la tête. Il écarta derechef les bras. Les contours de sa silhouette se mirent aussitôt à trembloter, ses bras se transformèrent en longs tentacules caoutchouteux qui semblaient se tortiller d’eux-mêmes en douloureux mouvements serpentins. Les Eililylal s’agitèrent et échangèrent des regards.
— Très bien, dit Harpirias. Maintenant, une incantation.
— Oui. Laissez-moi un moment, voulez-vous ? Le corps de Korinaam continua de se métamorphoser. Ses épaules se dilatèrent et se contractèrent violemment ; sa peau se couvrit de plis et de piquants ; ses jambes se transformèrent en roues couvertes de poils ; ses bras, leur rigidité retrouvée, devinrent massues, lances, longues tiges recourbées.
— Dekkeret ! s’écria-t-il brusquement. Tyeveras Kinniken Malibor Thraym !
Harpirias esquissa un sourire. Le Changeforme avait quand même quelques notions d’histoire ! Ces noms étaient ceux de Coronals et de Pontifes des temps anciens, et Korinaam s’en servait pour faire une incantation !
— Bien, murmura Harpirias. Continuez. Plus vite ! Plus véhément !
Mais ses encouragements n’étaient pas nécessaires. Korinaam semblait avoir chassé toutes ses inhibitions et jouait son rôle avec conviction. Son corps accomplissait des transformations si grotesques qu’Harpirias avait du mal à en croire ses yeux : il s’étirait sur une longueur ahurissante, puis se ramassait brusquement en claquant comme un élastique, pour se réduire à un cube de petite taille et faisait pousser simultanément une multitude d’appendices rose vif, qui s’agitaient et tremblotaient avec une folle intensité. Des yeux d’un bleu éclatant brillaient à l’extrémité de chacun des prolongements de chair. Il projetait de son organisme des boucles et des tortillons de protoplasme. Et, pendant tout ce temps, il continuait de réciter les noms de monarques du passé, tantôt en fredonnant, tantôt en roucoulant, tantôt en chantant d’une voix aiguë, à donner le frisson, qui se glissait entre les intervalles conventionnels de la gamme, avec de sinueuses libertés qui eussent aussitôt tiré des larmes d’un musicien.
— Voriax ! Valentin ! Segilot ! Guadeloom, Struin, Arioc ! Griwis ! Histifoin ! Prankipin, Hunzimar, Spurifon, Scaul ! Puis, d’une voix sifflante, tout à fait terrifiante : Stiamot, Stiamot, Stiamot.
Il accompagna le nom du conquérant, du vainqueur de sa race, d’une suite de transformations explosives qui le firent tressauter au bord de la saillie avec une telle violence qu’Harpirias se prit à redouter qu’il ne bascule dans le vide.
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