Par la Dame, le roi allait-il remplir de nouveau ces coupes ?
Non. Le Divin en soit loué. Le contenu d’une coupe satisfaisait Toikella !
— Le traité, articula le roi d’un ton revêche. Maintenant, nous signons.
— Oui, fit Harpirias, en réprimant un nouveau frisson et en s’efforçant de ne pas vaciller sur ses jambes. Maintenant, nous signons.
On apporta les deux rouleaux de cuir que l’on plaça côte à côte sur la table, au pied du trône. On apporta un fauteuil fait d’ossements pour le roi, un autre pour Harpirias, et ils prirent place, côte à côte, face à l’assemblée des dignitaires Othinor. Korinaam se plaça juste derrière Harpirias, en sa qualité d’interprète et de conseiller, et Mankhelm alla prendre position derrière son roi.
Toikella saisit un rouleau dans ses énormes battoirs, le leva à la hauteur de ses yeux, l’examina minutieusement, ligne par ligne, comme quelqu’un qui sait lire ; puis, avec un grognement, il le reposa, prit le second et commença à le scruter avec la même attention. Harpirias remarqua, non sans satisfaction, que le roi tenait celui-ci à l’envers.
— Tout va bien ? demanda-t-il.
— Tout va bien, oui. Nous signons. Korinaam tendit à Harpirias un style, déjà enduit d’encre, et se pencha vers lui.
— Vous voyez l’endroit où il faut apposer votre signature, n’est-ce pas. Votre Majesté ? lui souffla-t-il à l’oreille d’une voix insistante.
— Je n’ai nullement l’intention de signer du nom…
— Signez, prince. Vite. Il le faut. Vous n’avez pas le choix.
À grands traits rageurs, Harpirias inscrivit au bas du rouleau le nom qu’on exigeait de lui : lord Ambinole Coronal. Cela lui parut monstrueux, presque blasphématoire. Il considéra un moment la signature frauduleuse ; puis, sans laisser le temps à Korinaam de réagir, ajouta au-dessous : Harpirias de Muldemar, au nom de lord Ambinole. Le roi Toikella en pensera ce qu’il voudra… S’il en pense quelque chose.
Il lui tendit le parchemin signé et reçut l’autre en échange. Toikella avait laborieusement griffonné de gros caractères mal formés, illisibles, dans l’angle inférieur gauche. En face, Harpirias écrivit de nouveau le nom du Coronal et ajouta le sien au-dessous.
C’était fait. Le traité était signé.
— Goszmar, dit Harpirias. Les otages.
— Goszmar, grogna Toikella, en inclinant vigoureusement la tête.
À son signal, la porte de la salle du trône s’ouvrit et les neufs prisonniers de la caverne de glace entrèrent d’un pas hésitant, les yeux hagards. Salvinor Hesz ouvrait la marche.
Il s’élança vers Harpirias, se laissa tomber à ses genoux.
— Sommes-nous vraiment libres ?
Harpirias montra les deux rouleaux de cuir sur la table.
— Tout est signé et scellé. Nous quittons le village demain matin, à la première heure.
— Libres ! Enfin libres ! Et les fossiles… Je les ai vus, juste devant la porte, prince, toute la collection ! Croyez-vous qu’ils nous seront rendus ?
— Les Othinor fourniront des porteurs pour les transporter jusqu’aux flotteurs qui nous attendent à l’entrée de la cuvette.
— Libres ! Libres ! Comment le croire ?
Avec frénésie, les paléontologues s’étreignirent. Certains semblaient éperdus de joie ; d’autres paraissaient avoir beaucoup de mal à croire à la fin de leur captivité.
— Donnez à ces hommes de quoi manger et boire, dit Harpirias. Cette fête est aussi la leur.
Toikella accéda à ses désirs avec un geste impatient de la main. On versa de la bière ; on apporta des plats de viande. Mais Harpirias vit que le roi s’était écarté et regardait d’un air maussade, sans prendre part aux réjouissances.
Toikella préparait-il quelque traîtrise en conclusion du banquet ? Était-ce la raison de cette humeur étrangement sombre, de la tension qui avait émané de lui toute la soirée ?
— Ton père, dit-il discrètement à Ivla Yevikenik. Qu’est-ce qui le tracasse, ce soir ?
La jeune fille hésita. Il la vit chercher ses mots.
— Rien ne le tracasse, ce soir, répondit-elle enfin.
— Il n’est pas lui-même.
— Il est fatigué. Il est… oui, c’est ça. Il est fatigué. Elle faisait vraiment très peu d’efforts pour paraître convaincante.
— Non, fit Harpirias.
Il fixa d’un regard furieux le bout de ses doigts en pestant contre les limites de son vocabulaire. Puis il plongea les yeux dans ceux de la jeune fille.
— Dis-moi la vérité, Ivla Yevikenik. Il se passe quelque chose ici. Qu’est-ce que c’est ?
— Il a… il a peur.
— Peur ? Lui ? De quoi ?
— Toi, fit-elle après un long silence. Ton peuple. Tes armes.
— Il ne devrait pas. Il y a un traité maintenant. Nous garantissons la sécurité et la liberté des Othinor.
— Oui, fit-elle, vous garantissez.
En entendant les inflexions amères de sa voix, tout s’éclaira pour Harpirias.
Le roi avait réellement peur, il était en colère, humilié, et ces émotions étaient nouvelles pour lui. Toikella avait enfin compris à qui il se frottait et cela l’avait plongé dans les affres d’une angoisse absolument insupportable.
Peut-être Ivla Yevikenik avait-elle rapporté à son père certaines des descriptions de la grandeur et de la splendeur de Majipoor que lui avait faites Harpirias, les évocations des récoltes surabondantes, de la richesse des cours d’eau impétueux, de la population innombrable, des deux gigantesques continents remplis d’énormes cités et, par-dessus tout, de la noblesse sereine du Mont du Château et de l’immensité de la demeure royale qui le couronnait. De ce qu’elle avait compris de ces récits – amplifié, selon toute vraisemblance, déformé et embelli par son imagination fertile, transformant l’authentique magnificence en crainte de l’inconcevable –, elle avait probablement abreuvé l’esprit ébranlé de Toikella.
Et puis, il avait vu les lanceurs d’énergie en action – les blocs de roche déchiquetés se désintégrant sous la force de l’éclair pourpre sortant des tubes de métal que portait la petite armée d’Harpirias… les Eililylal abhorrés s’enfuyant comme vermine, sous une pluie de rochers…
Pas étonnant, dans ces conditions, que le roi fût d’humeur noire. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait face à une force que ses rugissements et ses fanfaronnades ne pourraient jamais faire plier. Il avait fini par comprendre la réalité de la planète : son petit territoire n’avait aucun espoir de s’opposer à la puissance du vaste royaume inconnu qui s’étendait de toutes parts au-delà de ses frontières enneigées. Il était en train de découvrir que le puissant roi Toikella n’était rien d’autre qu’une mouche sur le derrière de Majipoor. Et cette découverte était douloureuse. Oh ! comme elle devait être douloureuse !
Harpirias se rendit compte qu’il était sincèrement désolé pour le vieux monstre farouche, qu’en fait il avait fini par éprouver de l’affection pour Toikella et qu’il ne souhaitait nullement être la cause de sa perte.
Il chercha Korinaam du regard, lui fit signe de venir à ses côtés. Ce qu’il avait besoin de dire était trop délicat pour qu’il essaie de l’exprimer lui-même, dans son Othinor maladroit et fragmentaire.
— Je veux que vous lui fassiez savoir, dit-il au Changeforme, que, pour nous, citoyens de Majipoor, le respect du traité qui vient d’être signé sera un devoir sacré : que ses termes garantissent à jamais l’indépendance des Othinor.
— Il sait déjà tout cela, dit Korinaam.
— Peu importe qu’il le sache déjà ou non. Dites-le-lui. Dites-lui qu’il peut avoir foi en ce traité et en moi. Dites-lui qu’il n’arrivera rien à son peuple de notre fait.
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