Korinaam avait manifestement épuisé la liste des Coronals dont il avait gardé le nom en mémoire. Il commença à psalmodier des noms de cités et d’autres lieux tout en continuant de danser avec frénésie.
— Bimbak, Dundilmuir, Furible, Chi ! Dulorn ! Ni-moya ! Falkynkip ! Divone ! Ilirivoyne, Kiridane, Mazadone, Nissimorn ! Numinor ! Pidruid ! Piliplok ! Gren !
C’était un numéro extraordinaire. Harpirias lui-même se sentit quelque peu perturbé par la terrible intensité des cris retentissants de Korinaam et par cette succession de métamorphoses apparemment sans fin. On eût presque dit que les incantations étaient authentiques, que le Changeforme mettait en œuvre de véritables pratiques de magie Piurivar, dans l’air glacé des sommets.
Quant aux Eililylal, de leur côté du ravin, ils étaient comme hypnotisés. Peut-être croyaient-ils que Korinaam avait perdu la raison, peut-être prenaient-ils ses incantations au sérieux… Comment le savoir ? Ils restaient pétrifiés, incapables de le quitter des yeux.
Mais Harpirias savait que le spectacle ne pourrait pas durer beaucoup plus longtemps. Les capacités physiques d’un Piurivar ne devaient pas lui permettre de soutenir un tel rythme de transformations ; Korinaam ne pouvait pas non plus, si résistant que fût son corps grêle, continuer à bondir, à cabrioler et à hurler comme il le faisait, sans épuiser toutes ses forces.
Le moment était venu de passer à l’étape suivante. Harpirias fit signe à ses soldats de se préparer à ouvrir le feu. Ils épaulèrent leur arme et attendirent l’ordre de tirer.
— Très bien, dit Harpirias à Korinaam. Et maintenant, il faut terminer en beauté. Donnez tout ce que vous avez. Tout, Korinaam !
— Danipiur ! rugit le Métamorphe. Pontife ! Coronal ! Toikella ! Majipoor !
Son corps se mit à vibrer et à onduler, passa par toutes les couleurs du spectre, opéra une nouvelle série de transformations, prenant des formes animales, imitant le rocher ou la pierre, se présentant sous forme de pures figures géométriques, se muant en un enchevêtrement inextricable de tentacules et de pinces aux claquements menaçants, avant de conclure le tourbillon éblouissant de ses métamorphoses sous l’apparence du roi Toikella. Mais c’était un Toikella beaucoup plus grand que nature, un Toikella titanesque, un Toikella colossal de trois mètres cinquante de hauteur, semblable en tout point à l’original, hormis la taille. C’était une vision renversante. Le roi, qui, légèrement à l’écart, avait suivi le spectacle de bout en bout, écarquilla les yeux et poussa des grognements de stupéfaction. Harpirias surprit un éclair de peur dans sa prunelle dilatée.
— Feu ! s’écria-t-il.
Trois détonations, sèches et violentes, se répercutèrent dans l’air froid et raréfié des hauteurs, suivies de trois autres, puis d’une autre et encore d’une autre. Des éclairs pourpres d’énergie franchirent le ravin et frappèrent les rochers couronnés de glace, bien au-dessus de la corniche où se tenait le petit groupe des Eililylal. Des blocs de pierre ocre, de la taille de dragons de mer, se détachèrent de la paroi et dégringolèrent dans un fracas assourdissant. Ils éclatèrent avec violence en touchant la roche et projetèrent dans les profondeurs du ravin une pluie de fragments gros comme le poing. Une longue plainte sourde s’éleva des rangs des Eililylal.
— Encore, ordonna Harpirias. Visez un peu plus bas.
Une seconde salve traversa le ravin. Les éclairs pourpres fracassèrent la paroi rocheuse juste au-dessous des cicatrices laissées par la décharge précédente et découpèrent de grands blocs de pierre. Des plaques et des rochers dévalèrent bruyamment la pente en rebondissant. Harpirias sentit les vibrations dans la plante de ses pieds : c’était comme un tremblement de terre. Toute la chaîne de montagnes était agitée de secousses. Il crut que la planète allait se briser en mille morceaux.
— Suffit, dit-il. Cessez le feu.
Le bruit de la seconde chute de pierres décrut. Les derniers cailloux dévidèrent la pente, éveillant un faible écho dans leur chute, puis le silence revint. Un silence absolu : le terrible silence du matin de la création du monde. L’air vif et limpide charriait de petits nuages de poussière frangés d’or. De l’autre côté du ravin, les Eililylal restaient abasourdis, pétrifiés de terreur, immobiles comme des statues.
Dans ce moment affreux de silence de mort, Harpirias se tourna vers Korinaam.
— Ce que je vous demande maintenant, c’est de dire au roi qu’il est nécessaire de…
Il s’interrompit, voyant qu’il ne servirait à rien d’achever sa phrase. Épuisé par l’énorme effort qu’il avait fourni, vidé de toutes ses forces, le Métamorphe – qui avait retrouvé sa forme naturelle – s’était affaissé, les bras serrés sur sa poitrine creuse, tremblant de tout son corps, au dernier degré de la fatigue. Harpirias comprit qu’il n’y avait rien à attendre de lui dans l’immédiat.
Il se retourna vers le roi. Mais, une fois de plus, il fut incapable de trouver dans la langue des Othinor les mots dont il avait besoin.
— Vos guerriers ! lança-t-il, mimant impatiemment un groupe d’hommes armés de lances. Envoyez-les maintenant. Contre les Eililylal ! Allez-y ! Il n’y a pas de temps à perdre !
Il exprima par gestes un assaut et un massacre.
Toikella se contenta de braquer sur lui un regard fixe. Il était évidemment impossible au roi de comprendre les mots qu’Harpirias venait de prononcer en Majipoori ; mais là n’était pas la question. Toikella semblait aussi paralysé par la stupéfaction et la terreur que ses ennemis, en face de lui. Il donnait l’impression d’avoir été assommé. Il avait la mâchoire pendante, le regard vitreux. Il était hors de doute que l’étrange numéro de Korinaam avait produit sur le roi un grand effet, surtout la fin ; mais, à l’évidence, c’est la destruction provoquée par les lanceurs d’énergie qui l’avait plongé dans la stupéfaction. Rien dans son expérience n’avait préparé Toikella à la vue des armes modernes de Majipoor en action.
Mankhelm ne valait guère mieux. Il s’était laissé tomber à genoux, l’air hébété, et tripotait les os sacrés et les amulettes attachés au lien de cuir qu’il portait autour du cou.
Mais Harpirias se rendit compte qu’il n’y avait pas, de l’autre côté du ravin, une armée Othinor susceptible d’anéantir les Eililylal. Les guerriers envoyés par Toikella pour attendre l’ordre de lancer l’assaut revenaient piteusement, par petits groupes de deux ou trois, livides, secoués. Exaspéré, Harpirias leva les bras au ciel.
— Non ! hurla-t-il. Retraversez le ravin ! Traversez ! Traversez ! Là-bas ! Par la Dame, il faut attaquer les Eililylal maintenant, pendant que vous le pouvez !
Muets, abasourdis, incapables de comprendre ce qu’il disait, ils le regardèrent bouche bée.
Quand Harpirias tourna son regard vers l’autre côté du ravin, un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’il ne serait pas nécessaire de donner l’assaut. Les Eililylal avaient disparu. Surmontant la terreur qui les avait pétrifiés, ils s’étaient égaillés sur les sentiers pierreux, abandonnant leurs bagages, leurs tentes, leurs outils et leurs armes, tout ce qu’ils avaient apporté du Grand Nord. Les deux hajbaraks entravés n’avaient pas bougé et étaient indemnes.
Il s’écoulera beaucoup de temps, songea Harpirias, avant que les Métamorphes sauvages de la montagne ne reviennent harceler la tribu du roi Toikella.
Il s’avança vers Korinaam et posa délicatement la main sur l’épaule fluette du Changeforme.
— C’est très bien, fit doucement Harpirias. Vous avez été merveilleux. Parfait. Si jamais vous deviez renoncer à votre métier de guide de montagne, vous pourrez vous établir sorcier et vous ferez fortune.
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