Robert Silverberg
Les monades urbaines
Nous avons été créés pour nous unir à nos semblables, et pour vivre en communauté avec la race humaine.
CICÉRON : De finibus, IV
L’homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des hommes entassés comme des moutons périraient tous en très peu de temps. L’haleine de l’homme est mortelle à ses semblables : cela n’est pas moins vrai au propre qu’au figuré.
Jean-Jacques ROUSSEAU :
Emile , Livre Ier
Pour Ejler Jakobsson
Il pourra sembler paradoxal à plus d’un lecteur qu’un roman publié en 1971 aux États-Unis sorte en 1974, en France, dans une série consacrée à des « classiques ». C’est aller vite en besogne. Non du reste que l’ouvrage ne mérite cette distinction qu’il convient de nuancer d’un point d’ironie : il s’agit sans doute à ce jour d’une des meilleures réussites de son auteur et le roman a une originalité, une densité et une espèce de véracité dans l’imaginaire qui lui permettront sans guère de doute de traverser impunément les années et de s’inscrire à côté du Meilleur des Mondes dans le registre des futurs inhabitables. La perspective – ou bien la prospective – de la surpopulation de notre monde par l’espèce humaine n’est pas près de s’éloigner et tant qu’elle s’imposera aux esprits, « Les Monades Urbaines » auront quelques chances d’être lues.
Mais c’est une raison plus banale qui fait passer dans la série « classique » un livre qui devait paraître sous la couverture aluminium des inédits. C’est précisément qu’inédit, il ne l’est plus guère. Après même que nous en eûmes acquis les droits, une sorte de prépublication de fait s’est effectuée. C’est ainsi que sur les huit épisodes que compte le livre, sept ont été publiés à ce jour. En voici le détail : la première partie figure dans l’anthologie Espaces Inhabitables aux éditions Casterman ; les épisodes 4, 6, 5, 7 et 3 ont été publiés dans cet ordre par la revue Galaxie, respectivement en février, août, septembre, novembre 1972 et février 1973. Le sixième épisode a été découpé en deux parties, tandis que les épisodes 5 et 7 ont été fusionnés. Ainsi, au moins à ce jour, seul le second épisode demeure entièrement inédit en France.
Cela dit, les textes déjà publiés ne correspondent pas exactement à la version intégrale et définitive qui figure dans le présent volume. Ils sont sensiblement plus brefs et en particulier ils ont été expurgés de certains passages – ici rétablis – qui auraient peut-être bravé la pudeur plutôt sourcilleuse des lecteurs de revues de science-fiction.
Ce n’est certes pas la première fois qu’une telle mésaventure arrive en ce domaine à une maison d’édition. Du moins ai-je tenu à faire en sorte que le lecteur n’en soit pas victime involontairement et qu’il soit prévenu sans ambiguïté, dès la couverture, de ce qu’il peut avoir déjà lu plus de cinquante pour cent du présent volume. Je dis bien « qu’il peut » car de nombreuses indications concordantes donnent à penser que la plupart des lecteurs de cette collection ne sont pas obligatoirement lecteurs réguliers de la revue Galaxie.
Il n’est peut-être pas inutile d’exposer brièvement le mécanisme qui a conduit à cette regrettable superposition de publications, regrettable en ce qu’il est tant d’excellents ouvrages français et étrangers à publier ou à rééditer qu’il est toujours dommage de se mettre à deux pour faire ce à quoi un seul aurait suffi. En 1970 vraisemblablement, Robert Silverberg écrit un roman composé d’épisodes, The World Inside. En 1971, il le publie aux Editions Doubleday, New York, auxquelles nous achetons ce texte. Mais dans le même temps, l’agent américain de Silverberg vend à la revue américaine Galaxy 6 des 8 épisodes, et les deux autres à deux anthologistes. Rien qui puisse gêner un éditeur français. Sauf lorsqu’on sait que par contrat le Galaxie français est habilité à reproduire tout ce qui paraît dans le Galaxy américain et que ríen n’interdisait apparemment aux anthologistes américains de revendre à des maisons d’édition françaises, séparément, les textes réunis dans leurs recueils. On peut toutefois se demander si, dans ce dernier cas, l’agent américain de l’auteur n’a pas fait preuve de quelque légèreté.
L’affaire prend tout son piquant quand on sait, comme je me le suis fait confirmer par Robert Silverberg lui-même, que la redevance versée par la revue française à sa consœur américaine est des plus minimes et que les auteurs américains n’en touchent pas un cent. Il n’est pas certain qu’ils demeurent sans réagir lorsqu’ils découvriront que de telles « prépublications » barrent la route à des éditions pour eux plus avantageuses. Or, comme chacun devrait savoir, l’écrivain, en Amérique comme en France, mange au moins une fois par jour et, quand il le peut, deux fois.
Voilà qui donnera peut-être à réfléchir aux auteurs français qui rencontrent quelques difficultés à se faire publier. Il y a, certes, un problème de qualité des textes et d’expérience littéraire. Aucun Français ne peut prétendre à celle d’un Silverberg qui a le métier de plus de soixante volumes. Mais il y a aussi, comme je le faisais ressortir en 1967, dans les pages mêmes de Fiction, un problème économique. À partir du moment où certains éditeurs, dont la bonne foi est du reste absolue, s’assurent, pratiquement pour le seul prix de la traduction, des textes étrangers d’une très grande qualité, il n’y a plus de place pour une production indigène. Il existe, pour les produits agricoles et industriels, des taxations et des réglementations qui visent, avec plus ou moins de bonheur, à empêcher les concurrences excessives et les pratiques de « dumping ». Il n’existe rien de tel – et d’un certain point de vue, c’est fort heureux – pour les œuvres de l’esprit. Mais de cette lacune, il faut être conscient et savoir tirer les conséquences.
Il est de tradition que la plupart des lecteurs ne s’intéressent guère aux conditions matérielles de production et d’édition des ouvrages qu’ils lisent. C’est bien leur droit et ce n’est pas à ceux-là que cette préface est adressée. Mais je crois qu’un tel désintérêt est regrettable ; on ne peut lire que ce qui est écrit et publié, et cela l’est dans certaines conditions concrètes. Les œuvres de l’esprit, comme on dit non sans emphase, ne surgissent pas toutes faites du néant. Un livre est l’aboutissement d’un long travail dont l’effort particulier de l’auteur ne doit pas faire négliger le caractère collectif. Payer un livre un certain prix, ce n’est pas seulement acheter pour soi un objet, c’est aussi et peut-être surtout rémunérer, rendre possibles, les efforts d’une longue chaîne de gens même si, à l’exception de l’auteur et de son éditeur, ils demeurent anonymes.
Mais peut-être ces évidences auront-elles cessé d’avoir cours en l’an 2381, au temps des Monades Urbaines.
Gérard KLEIN
Une radieuse journée de 2381 commence. Le soleil matinal est déjà assez haut pour illuminer les cinquante derniers étages de Monade Urbaine 116. Bientôt, toute la façade orientale étincellera comme la surface de la mer au point du jour.
Activée par les photons des premiers rayons, la fenêtre de Charles Mattern se déopacifie. Il se tourne. Dieu soit loué, pense-t-il. Son épouse bâille et s’étire. Ses quatre enfants, qui sont réveillés depuis des heures, peuvent enfin commencer officiellement leur journée.
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